Histoire
du Go au Japon F. Petitjean - 1980 - RFG N°6 N.B. : Les notes de bas de page ne sont pas reproduites.
Nous avons vu dans le précédent article comment était né le Go, comment il s'était installé au Japon et comment il était devenu un élément de la culture japonaise, principalement répandu dans les milieux aristocratiques et religieux, mais également développé dans la bourgeoisie et l'armée. Nous voici à l'aube du XVIlè siècle. La situation historique du Japon va permettre un fantastique bond en avant lorsque le Shogun leyasu Tokugawa fondera la Go-In, Académie Nationale de Go. Le Japon politique est dans un triste état à la fin du XVIè siècle. L'unité nationale, si elle a jamais existé, a disparu. Les seigneurs régionaux (daymios) ne respectent plus l'autorité centrale et se battent entre eux pour le contrôle des provinces. Alors commence à se dessiner un courant unificateur. A la fin du XVIè siècle, Hideyoshi installe son autorité sur l'ensemble du pays, mais ne réussit pas à rétablir le calme intérieur et se lance dans quelques expéditions militaires en Corée où il s'enlise. Il meurt en 1597. Après des luttes intestines de succession, Ieyasi Tokugawa prend le pouvoir en 1602. Il entame alors une vaste entreprise de réforme, écartant pour presque 300 ans l'empereur du pouvoir, transformant les structures administratives, déplaçant la capitale de Kyoto à Edo et complètant l'ensemble par un rattachement culturel aux racines du Japon : le Go deviendra naturellement un élément de cette politique. Depuis plus de dix siècles, on y joue à la cour. 1) La fondation du système professionnel Aux tous premiers jours de sa prise de pouvoir, Tayasi décide la fondation d'une académie, mais elle avait disparu après quelques années. La direction de cette nouvelle académie est confiée à Nikkaï, moine bouddhiste de la secte Nichiren, ami personnel du Shogun et meilleur joueur de l'époque. Nikkaï change alors son nom en celui de Honinbo Sansa. Le salaire et les avantages matériels que reçoit Honinbo le mettent à l'abri de tout souci. (A titre d'exemple : Honinbo Sansa recevait, entre autres, 300 koku de riz par an (un koku est la quantité nécessaire pour nourrir une personne pendant un an). Lui et les autres professeurs et leurs disciples ne doivent se consacrer qu'à l'étude du Go. Nikkaï abandonne ses charges monastiques et prend en main la direction de l'académie. il sera aidé dans cette tâche par les meilleurs joueurs, qui seront les professeurs des enfants dont on aura détecté le talent très tôt. Ce sont ces professeurs qui fonderont les trois autres grandes maisons de Go, avec les Honinbo : Yasui, Inoue, Hayashi. Kashio Rigen, fondateur de la maison Hayashi, était le principal rival de Honinbo Sansa : ils ont joué 374 parties ensemble! Mais Honinbo était le plus fort. A cette époque, les joueurs de Go, comme les troubadours et les Maîtres escrimeurs allaient par le pays, proposant leurs services aux seigneurs locaux. Lorsqu'ils trouvaient bon accueil, ils s'installaient. Honinbo Sansa va organiser les joueurs professionnels, et inventer le système de classement encore en vigueur de nos jours : les dan. Le niveau le plus bas, shodan, sera donné à celui qui joue suffisamment bien pour vivre du Go. Il est séparé du niveau supérieur, 2 dan, par un tiers de pierre de handicap, lequel est lui même à un tiers de pierre d'un 3 dan. C'est à dire que trois dan d'écart correspondent à une pierre de handicap : un shodan joue avec un 4-dan à sen ( handicap d'une pierre, le joueur le plus faible joue avec Noir sans komi. Le système du komi, mis en place pour compenser l'avantage qu'a Noir de jouer le premier coup n'a été introduit dans le système professionnel que dans les années 1930, pour les tournois organisés par les journaux et qui devaient être joués rapidement. Jusqu'alors, on jouait des séries de parties où les couleurs étaient alternées, mais qui duraient très longtemps. Il n'y a pas, en principe, de limite à un tel système. La coutume voudra néanmoins que, le sommet soit 9 dan et ne soit atteint que par un seul joueur à la fois, lequel prendra alors le titre de Meijin. En presque trois siècles de vie, ce système ne permettra qu'à dix joueurs d'atteindre ce niveau : (Meijin = Maître. Ce titre "classique" n'a rien à voir avec le Meijin que l'on connaît aujourd'hui. Ce dernier n'est acquis que pour un an à l'occasion d'un tournoi réservé aux professionnels organisé par le journal Asahi, et aucun avantage spécial n'y est lié.)
Au titre de Meijin était joint celui de Godokoro. Ce second titre n'était pas des moindres : le joueur qui réussissait à devenir Meijin-Godokoro était l'instructeur officiel du Shogun, seul autorisé à délivrer les promotions et les diplômes. Être Godokoro, c'était avoir la haute main sur le monde du Go. Ce titre était acquis à vie, mais restait vacant si aucun joueur ne réussissait à devenir 9 dan. Les quatre grandes familles de Go se livreront des combats sans merci pour obtenir ce titre prestigieux, mais les Honinbo domineront largement la compétition. Tentatives de corruption et trafics d'influence n'étaient pas absents de ces affrontements, comme on le verra plus bas. Si les joueurs de Go se battaient entre eux pour la charge de Godokoro, ils se battaient ensemble contre les joueurs de Shogi (échecs japonais). Le Shogi est un jeu extrêmement populaire au Japon, où il existe également un système professionnel. Les joueurs de Shogi étaient dotés d'une organisation semblable et se battaient entre eux pour le Shogidokoro. Mais le Go avait la préséance et, au delà du prestige, il lui était accordé plus d'avantages matériels. La hiérarchie s'établissait ainsi:
En 1662, Go et Shogi sont placés sous l'autorité du Jisha Bugyo (Commissaire aux Monastères et Sanctuaires). Cette fonction était confiée à un groupe de hauts fonctionnaires qui l'exerçaient à tour de rôle par périodes d'un mois. C'est probablement à cause des liens entre Go et Bouddhisme que cette organisation a été établie. En 1664 est mise en place la coutume des O-shiro-go, parties jouées en présence du Shogun pour le titre de Meijin. En fait, les parties étaient jouées en dehors de la cour, car elles duraient extrêmement longtemps et étaient reproduites, à un rythme de jeu plus élevé, devant le Shogun. Ces parties, jouées sans komi, étaient presque toujours gagnées par le joueur noir. Blanc, pour avoir une chance de gagner, devait être extrêmement agressif, ce qui donnait des parties très spectaculaires. La coutume voulait que les joueurs, pour jouer en cour, aient les cheveux rasés. Certains, comme Ota Yuzo, sont passés à côté du Meijin pour avoir refuser de se couper les cheveux... Honinbo Sansa, moine bouddhiste "détaché", ne pouvait se marier ni avoir d'enfant. Il choisissait, pour assurer sa descendance, d'adopter son disciple préféré qui perpétuera le nom de Honinbo. La plupart des Honinbo furent moines, et aucun ne fut le fils naturel de son "père". Dans les trois autres familles, par contre, les liens avec le bouddhisme étaient beaucoup plus lâches et les héritiers étaient généralement les enfants. Ces quatre grandes familles : Honinbo, Inoue, Yasui et Hayashi se perpétueront jusqu'à la fin du XIXè siècle. Shusai, XXIè Honinbo, mourra en 1938, léguant son nom et son titre de Meijin à la Nihon Kiin (principale organisation de professionnels de Go, fondée dans les années 1920). Le début du XIXè siècle fut le grand moment de l'époque classique. Le jeu était florissant (on comptait au XIXè siècle 250 à 300 professionnels, contre 400 aujourd'hui) et la théorie faisait des progrès. Au cours de la première moitié du siècle, quatre joueurs étaient assez forts pour prétendre au Meijin : Inoue Genan Inseki, Honinbo, Genjo, Yasui Chitoku et Honinbo Shuwa. On les appelait les Quatre Sages. A l'époque Temp ( 1830-1844), cette situation se reproduisit. Quatre joueurs, 8 dan, ont leurs chances de devenir Godokoro et Meijin : Inoue Ganan Inseki, Honinbo Jowa, Yasui Senchi et Hayashi Genbi. Pour obtenir la charge tant convoitée, Jowa intrigue et devient Meijin en 1831 sans jouer une seule partie ! Les trois autres contre attaquent et forcent Jowa à démissionner. Le déshonneur tombe alors sur la maison Honinbo, et cet épisode malheureux empêchera, quelques années plus tard, Shuwa de devenir Meijin. Ce scandale pour le Meijin n'était pas le premier : 200 ans auparavant, la maison Yasui avait déjà été sur la sellette. En 1668, lorsque Yasui Senchi devient Meijin, on prétend que c'est grâce à des pressions politiques. Le chef de la maison Honinbo, Doetsu, se plaint alors au Jisho Bugyo, et réclame un match contre Senchi. Cette démarche n'est pas innocente : en prétendant que Senchi est un usurpateur, Doetsu critique ceux qui l'ont nommé, donc ses supérieurs... Sa requête est acceptée, mais il est prévenu que s'il perd il sera condamné à l'exil. La légende veut que Doetsu ait proposé sa tête en cas d'échec... Soixante parties doivent départager les deux joueurs, jouées au rythme minimum de vingt parties par an. Doetsu voulait jouer à égalité, mais son grade officiel n'était que 7 dan et il était, à l'époque, hors de question de faire jouer à égalité deux joueurs de forces différentes. Il jouera donc avec noir (sen). La première partie est jouée en 1668 et se termine par un jigo (match nul), dû à un truquage de la partie conformément à la coutume qui voulait qu'une série de partie débute par un jigo. A la seizième partie, Doetsu a neuf victoires, trois défaites et trois jigo. Le handicap est transformé en sen aï sen. Finalement, Senchi abandonne en 1676, et démissionne de son poste de Godokoro, mais reste Meijin ! Doetsu ne voulait pas devenir Godokoro et confie cette tâche à son disciple Dosaku, puis se retire de la compétition. A l'époque, cette victoire était apparue comme un triomphe pour Doetsu. Mais l'analyse moderne montre que, même dans la défaite, Senchi avait montré plus d'expérience. L' époque classique fut également la grande période de développement théorique, Déjà au XVIlè siècle, Yasui Santetsu avait essayé de jouer le premier coup sur le bord, dans une partie contre Nakamura Doseki. Un combat gigantesque était issu de ce Noir 1, mais Santetsu avait perdu cette partie. Quelques josekis existaient, aux XVIIè et XVIIIè siècles, mais c'est au XIXè qu'il va s'en créer le plus grand nombre. Cette évolution se poursuivra, bien entendu au XXè siècle. De même, les grands principes stratégiques furent connus tôt, mais les conceptions plus fines n'apparurent qu'au XIXè siècle. |