F. Petitjean - 1980 - RFG N° 5
Avec dix millions
de joueurs, dont 400 professionnels, avec le plus haut niveau du monde
(1980), malgré la récente contestation des Chinois, le Japon est sans
aucun doute le pays où le Go s'est le mieux développé bien qu’il n'y soit
pas né.
L'histoire du
Go s’inscrit dans l'histoire du Japon : les grandes périodes de développement
de l'un correspondent aux grandes périodes historiques de l'autre. Mais
le Go avait déjà deux mille ans lorsqu'il est arrivé au Japon. C'est
pourquoi le premier chapitre de cette série sera consacré au Go des
origines, au Tibet et en Chine.
Le second chapitre
sera consacré à la période japonaise préclassique (du VIIIè siècle à
1605, c'est à dire le moyen âge et la période d'unification nationale
). De prochains articles seront consacrés aux périodes utltérieures.
Chapitre 1
: Les origines
1. Les légendes
Les vieilles
choses mal connues sont souvent expliquées par des légendes. Le Go ne
fait pas exception, et on connaît trois versions légendaires de sa naissance
:
La première attribue
à l’empereur chinois Yao (qui règne vers 2300 av. J.-C.) la paternité
du jeu. Yao était réputé pour être un sage. La seconde légende prétend
que Shun, successeur de Yao (qui règne de 2255 à 2205 av. J.-C.) voulait
développer l'intelligence de son fils idiot et créa le jeu à cette intention.
La troisième enfin attribue à Wu, vassal de Chieh (qui règne de 1818
à 1766) l'invention du Go. Wu serait également l'inventeur des cartes
à jouer.
Ces trois légendes
forment une base sur laquelle on a pu broder : Wu n'aurait fait que
redécouvrir un jeu dû à Yao ou Shun...
Ces légendes
sont jolies, mais n'ont pas grand-chose à voir avec la réalité historique.
Toutefois il est probable qu'elles sont "vraies" sur deux
points : la datation (naissance du jeu il y a trente ou quarante siècles),
et l'origine sociale (pendant 2500 ans, le Go a été réservé à l'aristocratie
et certains nobles).
2. Les origines
A franchement
parler, les origines du Go sont mal connues. Les documents qui prétendent
les dévoiler sont parcellaires et souvent contradictoires. On peut toutefois
s'en faire une idée assez précise.
A - Les origines
géographiques
Le Go est probablement
né au Tibet il y a 4000 ans. Cette hypothèse est soutenue par un ensemble
cohérent d'informations que nous aurons l'occasion d’examiner plus bas.
Savoir comment
le Go est entré en Chine est un problème difficile. En effet, Chinois
et Tibétains n'avaient à l'époque que peu de rapports culturels. La
géographie de la région ne s'y prête d’ailleurs pas. Il est bon de se
souvenir que la Chine antique n'a pas grand-chose à voir avec la Chine
du XXè siècle : les civilisations d’alors sont regroupées dans le nord,
autour du Fleuve Jaune et du Yang Tse.
Deux hypothèses
sont envisageables. La première utilise la route de la Soie, connue
depuis fort longtemps, et seul contact entre l'est et l'ouest. Cette
hypothèse est probablement fausse. La seconde rappelle que, vers l'an
1000 avant. J.-C., les Tibétains ont envahi la Chine du nord, et en
particulier ont occupé Chang An, capitale Tang. Les envahisseurs auraient
laissé le Go qu’ils avaient apporté. Cette hypothèse est plus solide.
B - La fonction
originale
Rien ne prouve
que le matériel avec lequel on joue ait été construit pour cela. Au
contraire, on a toutes les raisons de penser que ce n’est pas le cas.
Le goban, déjà, avec ses 361 intersections (ou 289, dans sa version
17 X 17 que nous verrons plus bas) est une figure compliquée et difficile
à construire si on ne connaît pas la géométrie. Sa construction nécessite
un effort important, et il est peu probable qu'il ait été fourni pour
construire un passe-temps. D'autre part, les pierres avec lesquelles
on ,jouait (?) ont commencé par être de très grande valeur : elles étaient
souvent en jade. Il est peu probable que de tels trésors n'étaient constitués
que pour le jeu. D'un autre côté, il faut se souvenir qu’une fois le
matériel construit, il suffit d'introduire la règle de prise pour obtenir
le Go...
Donc, la fonction
première du matériel n’était probablement pas le jeu. Certains pensent
qu'il était utilisé pour des pratiques divinatoires, en liaison avec
des philosophies antiques. Nous ne nous aventurerons pas dans ce labyrinthe,
d'autant que cette hypothèse est peu sérieuse.
Une idée qui
semble plus intéressante propose que le goban et les pierres aient eu
pour fonction originale d'être un abaque (calculateur) - une sorte de
boulier. Elle s’appuie sur plusieurs arguments :
- Les goban comportent
neuf hoshi qui n’ont aucune fonction au Go (d'autant plus qu'en règle
chinoise, il n’y a pas de handicap préétabli). Par contre, ces points
marqués sont pratiques pour repérer des nombres, et leur disposition
symétrique permet de nombreuses combinaisons. (Il est vrai qu'on peut
également considérer que les hoshi servent à faciliter la perception
du goban en cours de partie).
- La Rome antique
utilisait également des abaques qu’on utilisait en disposant des pierres
sur un quadrillage.
- A l'époque
probable d’apparition du Go - ou plus exactement de l'ensemble goban
+ pions, l’astronomie de civilisations relativement proches (Mésopotamie,
Bassin de l'Indus), utilisait une base de calcul duodécimale. Problème
: un quadrillage 17 X 17 ou 19 X 19 est-il pratique pour calculer en
base 12 ?
- Pendant très
longtemps, le jeu a été réservé à une certaine "élite" sociale.
Or la manipulation de grands nombres n’était nécessaire qu'aux astronomes,
grands commerçants et grands administrateurs, qui auraient pu commencer
par utiliser le goban comme un abaque...
Ainsi, si rien
n’est véritablement prouvé, l'hypothèse de l'origine du Go comme abaque
est tout de même très intéressante.
C - Les formes
originales
Le jeu actuel
utilisé en Chine se joue sur 19 lignes, mais les vieux livres chinois
décrivent le jeu comme se jouant sur un quadrillage de 17 lignes. C'est
par exemple le cas du I-Ch’ing, écrit par Kan Tanjun sous les
Trois Dynasties. Or, jusqu’à très récemment, tous les goban connus étaient
de 19 lignes, y compris ceux qui dataient de la même époque que les
livres qui décrivaient les 17 lignes…
C’est il y a
quelques années qu'on a découvert des goban de 17 lignes. Le premier
a été découvert par hasard à Hochien, en Chine du nord. Eh creusant
pour un chantier, on a découvert deux tombes de la fin de l'époque Han,
dont une contenait un goban 17 X 17. Le second est apparu de façon extraordinaire
en 1959, le prince du Sikkim est venu en voyage officiel au Japon avec...
un goban 17 X 17 sur lequel il avait appris à jouer au Go par le Dalaï
Lama ! Incroyable, mais probablement vrai, c'est il y a vingt ans qu'on
a découvert qu'on jouait au Go sur 17 lignes au Tibet ! Ceci, évidement,
renforce l'idée selon laquelle le Go serait né au Tibet.
Il vient tout
de suite à l’esprit que la forme 17 serait une forme primitive de la
forme 19. Cette idée, encore souvent rencontrée, est probablement erronée.
En effet, tout laisse penser que se sont deux formes du Go, l'une sur
17, l'autre sur 19 lignes, qui se sont développées en même temps, mais
dans des régions de Chine différentes.
A une époque
où on jouait sur 17 lignes, sous la dynastie Sung, est publié le
Boyu Siraku Shu, recueil d’essais sur les "passe-temps innocents",
qui comprend des parties notées... sur 19 lignes. L'hypothèse du faux
étant peu recevable, il faut bien accepter l’idée de la simultanéité
des deux formes.
Cette conception
est renforcée par le fait que le Go a eu deux noms dans la Chine antique
: il est appelé Wei Ch’i au sud, et Wei Yi dans le nord du pays… Or,
dans le nord on jouait sur 17 lignes, et sur 19 dans le sud. Mais les
règles étaient également différentes ; la forme Yi déclarait gagnant
celui qui, en fin de partie avait le plus grand nombre de pierres vivantes
sur le jeu ; la forme Ch’i déclarait gagnant celui qui avait le plus
grand territoire.
Ainsi, la distinction
Yi-Ch’i ne correspond pas seulement à des différences dialectales comme
on l'a longtemps cru, mais également à deux réalités distinctes. En
Chine antique, le nord et le sud était de cultures différentes et avaient
relativement peu de contacts (les peuples du sud étaient considérés
comme des "Barbares" par ceux du nord). Il est donc probable
que les deux formes se sont développées parallèlement. La forme Yi,
en Chine du nord depuis le Tibet, la forme Ch’i le long de la côte sud
vers la Corée suivant les migrations tibétaines importantes de l'époque.
C’est la forme Ch’i qui passera en Corée, puis au Japon de façon géographiquement
naturelle.
Donc, contrairement
à ce qu'on pense quelquefois, la règle utilisée aujourd'hui au Japon
n'est pas japonaise, mais chinoise... On semble ne pas savoir comment
s’est effectuée la séparation des deux formes. Comme nous allons le
voir, c’est la forme Yi qui l’emportera en Chine, mais sur 19 lignes...
3. Le développement
en Chine
A partir des
environs de 1000 av. J.-C., le Go se répand en Chine sous ses deux formes,
Yi et Ch’i. Il n’y est joué que parmi les aristocrates et les nobles.
Bien qu'il soit répandu dans les milieux intellectuels, il ne fera pas
l'objet d'études théoriques sérieuses : l'analyse de parties jouées
à plusieurs siècles d'intervalles ne montre aucune évolution. La première
partie notée a été jouée au IIè siècle.
La première période
dorée du Go date du début de notre ère : le jeu apparaît souvent dans
les poèmes et les allégories. Le poète Ma Yung (79-166) célèbre le jeu
dans ses œuvres. De nombreuses anecdotes nous sont restées de cette
époque : aux alentours du IIIè siècle un certain Hsieh An était en guerre
avec son neveu Hsieh Hsiian. Après de terribles combats, les deux hommes
décidèrent de régler leur dispute sur un goban. L'histoire ne dit pas
qui l'emporta. Au VIè siècle, Osan éberluait ses contemporains en reconstituant
les parties qu'il venait de jouer. Cette anecdote montre que le niveau
de l'époque n'était pas très élevé : rejouer une partie est à la portée
de n'importe quel joueur moyen moderne. A l'époque, les meilleurs joueurs
recevaient le titre de Kisei, "Saint de Go". Les premiers
livres consacrés au Go sont publiés sous la dynastie Tang (VII-Xè siècle).
La généralisation
du jeu sur 19 lignes est probablement due à des considérations esthétiques,
et se déroule à peu près en même temps que la généralisation de la forme
Yi, qui s'effectue pour des raisons toutes différentes, après l'avènement
de la dynastie Ming (1368-1644).
La dynastie Ming,
créée par les Han peu après l'invasion des Mongols (qui régnèrent un
temps en Chine) avait pour principe la restauration des antiques civilisations
du nord, en faisant revivre le confucianisme et en forçant le respect
pour les valeurs traditionnelles du nord. La doctrine de Confucius devint
la seule doctrine officielle. A cette époque, la civilisation chinoise
s'était considérablement développée vers le sud : il importait donc
de soumettre ceux qui auraient pu avoir d'autres attaches culturelles.
Or, le Go, pour
Confucius, c'est le Wei Yi; c’est sous ce nom qu’il apparaît dans ses
œuvres. Entre autres choses, la soumission de l'aristocratie qui seule
jouait au Go, passait par l'adoption de la forme Yi. Ce sont donc des
raisons socio - politiques qui ont provoqué la généralisation de la
forme Yi, qui se maintiendra en Chine jusqu'à nous.
Depuis le IIè
ou IIIè siècle, le Go avait atteint la Corée sous sa forme Ch'i et les
premiers contacts avec le Japon s'établirent peu après.
Chapitre 2
: La période préclassique
Si la période
754-1604 a été baptisée " préclassique ", c'est simplement
parce que pendant ces 850 années il ne va pas se passer grand chose
relativement au considérable développement que connaîtra le Go dans
la période 1605-1868, dite classique, au cours de laquelle il deviendra
un jeu quasi-officiel, fera l'objet d’études théoriques et atteindra
ses premiers sommets.
Les premiers
contacts du Japon avec le Go eurent probablement lieu vers le IIIè siècle,
via la Corée. A cette époque, le Japon n'était que très peu développé.
Son entrée officielle se fait en 754, lorsqu'un ambassadeur en Chine
revient dans son pays, un jeu dans ses bagages. A cette époque, le Japon
s’était mis à l'école de la Chine, dont la civilisation était à son
apogée (dynastie Tang). La Chine exerçait une sorte de fascination sur
les japonais qui "importèrent" l'écriture, le bouddhisme,
les techniques, l'organisation administrative de l'état et même le mobilier
et les modèles d'urbanisme : Kyoto nouvelle capitale de l'empire nippon
se veut une réplique en miniature de Tch’ang Ngan, capitale chinoise...
Le Go s'installe
donc à la cour de Kyoto, grâce au mimétisme japonais. Il est joué parmi
les courtisans et il est interdit d'y jouer en dehors de la cour ! Le
niveau reste bas. Au IXè siècle, un prince japonais engage Koshi Gen,
meilleur joueur chinois de l’époque pour en faire son professeur. Un
jour, las de perdre toutes ses parties, il décide de jouer le symétrique
de son adversaire... et gagne ! Cette anecdote montre que le niveau
n'était pas très haut. Mais un niveau bas n'empêche pas l'enthousiasme
: Wakino Ason Sadaomi, un courtisan, est connu pour avoir tout perdu
à cause du Go. Du jour où il a appris à jouer, il n'a plus fait que
cela...
Le premier événement
important dans l’histoire japonaise du Go intervient au XIè siècle :
le prince Kiowara Iehira introduit secrètement le jeu dans les villes
de Dewa et Oshu, où il se développe rapidement parmi les bourgeois et
les nobles, puis dans le Japon tout entier.
Il est curieux
de constater que cette désobéissance du prince - on ne pouvait jouer
qu'à la cour - qui va permettre au jeu de se répandre dans tout le pays,
intervient à une époque d'instabilité politique et de remise en cause
de l'autorité impériale.
Au XIè siècle
également, Dame Murasaki écrit le Gengi Monogatari (Le dit
du Genji), dans lequel est décrite une partie de Go entre deux courtisanes.
Le Go fait partie intégrante de la culture japonaise. En 1186, le régent
Hojo Yoshitoki, qui gouvernait alors le Japon est en train de jouer
au Go lorsqu'on vient lui annoncer la trahison de Wada Toshimori. Ce
n'est qu'après avoir terminé tranquillement sa partie qu'il s'occupa
de mater la révolte.
La première partie
japonaise notée daterait du XIIIè siècle. En fait, son authenticité
est plus que douteuse. Il est probable qu'elle a été créée de toutes
pièces soit par Hayashi Genbi au XIXè siècle, soit par la famille Honinbo,
car elle était très liée à la secte bouddhiste Nichiren, dont l'un des
deux joueurs est le fondateur...
A partir du XIIIè
siècle le jeu est très populaire dans les milieux militaires. On dit
même qu'un jeu était inclus dans le paquetage du soldat et que, une
fois la bataille terminée, les adversaires se retrouvaient sur un goban.
Aux XVIè et XVIIè
siècle, de nombreux moines, écrivains ou commerçants deviennent célèbres
par leur talent au Go. Ces bons joueurs étaient invités à la cour de
Kyoto ou par les daimyos, seigneurs locaux, pour jouer contre les princes
ou faire des parties de démonstration. Ces parties de démonstration
pouvaient durer très longtemps mais étaient suivies avec attention par
l'assistance : savoir apprécier une partie était un signe de finesse
sociale. Le jeu est alors très développé dans la bourgeoisie et l'aristocratie
: son apprentissage fait partie d'une bonne éducation. Il est l'un des
quatre arts royaux : calligraphie, peinture, harpe et Go.
L'arrivée au
pouvoir du Shogun Ieyasu Tokugawa, et sa décision en 1605 de fonder
une Académie nationale de Go vont bouleverser l'évolution du jeu. Mais
il aura fallu deux mille ans de jeu chinois, et presque mille ans d'histoire
japonaise pour permettre l'éclosion de la période classique.