Retour au sommaire de l'anthologieHistoire du Go au Japon 1924-1946

P. Reysset - 1981 - RFG N°11

1924 - 1938 - 1946

1924, souvenez-vous, dans les salons de l'hôtel Impérial de Tokyo, les membres enfin réunis de la Honimbo, de la Hoensha et de la Hiseika sablent le saké à la santé du Baron Okura. Ils viennent de créer la Nihon ki in, qui va fédérer et organiser le go au Japon avant de l'exporter.

1938, le silence règne dans cette petite auberge de campagne où le bruit des pierres sur le goban et dans les bols a pendant de longs mois répondu à celui des pierres et des carpes dans le torrent voisin. Le 21ème Honimbo Shusai a sur le visage le masque de la défaite et celui de sa mort prochaine ; Kitani, son vainqueur, est au sommet de sa brillante carrière. Et Kawabata de constater que c'est le dernier grand combat du siècle. Désormais en effet, le go va être récupéré et sauvegardé par les média et les milieux économiques sous le contrôle vigilant de la Nihon ki in plus forte que jamais.

En fait, la période de l'entre-deux guerres est marquée d'une part par l'influence déterminante de la Nlhon ki in dans l'organisation et la diffusion du go moderne, et d'autre part par l'affrontement entre deux styles de joueurs; d'un côté ceux de la nouvelle vague (Kitani, Go Sei Gen, etc.), et de l'autre, ceux de l'ancien style sous la bannière du prestigieux Shusai, tout pétri de XIXème siècle.

Parmi les premières mesures de la Nihon ki in, la plus dynamique et la plus tranchée est celle de différencier totalement le monde professionnel du monde amateur par un clivage radical du système de graduation. Dans les deux cas, la Nihon ki in se déclare seule compétente pour délivrer les diplômes des joueurs professionnels et pour reconnaître le niveau des amateurs.

Au niveau professionnel, rompant avec les pratiques anciennes (où l'âge et le "favoritisme" jouaient un rôle important), la Nihon ki in crée plusieurs tournois, dont l'Oteai, tournoi de classement interne. Curieusement, au départ, l'Oteai est copié sur un modèle du sumo (lutte japonaise). Dans le sumo, des équipes représentant les quatre points cardinaux s'affrontent par matchs individuels tournants (une équipe de 15 joueurs affronte une autre équipe de 15 joueurs pendant 15 jours). En 1927, l'équipe de l'est guidée par Suzuki bat l'équipe de l'ouest emmenée par Segoe. L'organisation de l'Oteai va très vite se rationaliser et les vainqueurs seront toujours des joueurs de renom qui ainsi grimperont dans la hiérarchie. Au palmarès, on verra successivement apparaître Maeda, Murashima, Kitani, Go Sei Gen... A noter que dès l'origine, les tournois sont déjà richement dotés par les journaux, puisque les retombées d'une première place peuvent permettre de s'acheter une petite maison.

Au niveau amateur, la Nihon ki in encourage le lancement des principales revues encore existantes, comme Kido ou Igo Magazine, et elle spécialise certains professionnels dans des activités pédagogiques (dojo, cours, livres, etc.)

Manifestement, la Nihon ki in a choisi dès l'origine de populariser le go en le diffusant dans toutes les classes sociales. Curieusement, elle sera aidée dans cette tâche par la scission de quelques-uns de ses meilleurs joueurs.

En effet, voulant traiter directement avec certains journaux pour monnayer la transcription et le commentaire de leurs parties, cinq joueurs (Karigane, Suzuki, Takabe, Kato et Oneda) quittent la Nihon ki in et créent la Kiseisha.(*)

Les journaux, et tout particulièrement le Yomiuri, le France-Soir japonais, s'emparent de l'affaire, le ton monte entre Karigane et Shusai, et bientôt la Kiseisha lance un défi à la Nihon ki in. Ce grand match, qui prend des allures de règlement de comptes, va être passionnément suivi par le public.

Le premier choc a lieu entre Karigane et Shusai, les vieux adversaires. Karigane semble avoir le meilleur, mais il perd au temps. C'est un mauvais présage pour la Kiseisha qui, effectivement, va se faire écraser par l'équipe nombreuse de la Nihon ki in où s'illustre tout particulièrement Kitani, véritable révélation et espoir de la Nihon ki in. Celle-ci a maintenant le champ libre.

C'est à cette époque (1927) que la Nihon ki in envoie en Chine une délégation de joueurs professionnels, et c'est là que Segoe découvre un jeune génie que les Japonais ramèneront dans leurs bagages et qui deviendra Go Sei Gen.

Go Sei Gen arrive au Japon avec des idées et un style fort proches de ceux de Kitani ; il est avide d'innover, grâce au retour aux sources du Fuseki Chinois. Les deux joueurs vont se rencontrer; partager et affiner leurs idées, et en 1933, Go Sei Gen, assisté de Yasunaga (déjà), sort un livre sur le Fuseki Chinois. Les amateurs s'arrachent l'ouvrage (100 000 exemplaires) tandis que la majorité des professionnels boude. Deux des disciples de Shusai sortent à cette époque un livre intitulé "Comment en finir avec le Fuseki Chinois".

Dans un premier temps, Kitani et Go Sei Gen perdent quelques parties avec leur nouveau style, mais très vite ils dominent au point que le public réclame à corps et à cris un jubango entre les deux hommes.

Le premier aura lieu en 1935, le second en 1939 dans le cadre légendaire des temples de Kamakura. En fait, aucun des deux joueurs ne parviendra véritablement à dominer l'autre, mais ils auront réouvert la voie du jeu dynamique et imaginatif.

En 1937, après trois siècles de tradition, le Honimbo Shusai décide de donner son titre à la Nihon ki in. Un match d'adieu à la compétition est alors organisé en l'honneur de Shusai. Il semble que Go Sei Gen, appointé au journal Yomiuri, n'ait pas participé au tournoi devant désigner le challenger de Shusai. Les six finalistes de ce tournoi préliminaire seront Suzuki, Segoe, Kato, Kitani, Maeda et Kubomatsu. C'est en battant Kubomatsu, son ancien maître, que Kitani devient le challenger de Shusai.

Souvent interrompue en raison de la santé de Shusai et de la lenteur de Kitani, qui utilisa ses 40 heures de réflexion, la partie dura près d'un an. Elle est relatée dans l'excellent livre de Kawabata, et verra la victoire du réaliste Kitani sur Shusai le courageux, qui en mourra un an après. Nous reviendrons sur cette spectaculaire partie dans un prochain article.

Le titre de Honimbo est maintenant remis en jeu par la Nihon ki in. A l'issue d'un tournoi compliqué, c'est Sekiyama qui l'emporte en 1941 aux dépens de Kato. En 1942, c'est Hashimoto Utaro qui challenge avec succès Sekiyama et qui, sur sa lancée, crée la Kansai ki in, basée à Osaka, par opposition au centralisme de la Nihon ki in basée à Tokyo.

La guerre vient d'éclater: c'est une période noire pour la Nihon ki in, dont le siège brûle. Elle se réfugie dans la maison de son directeur d'alors, Iwamoto. C'est ce même Iwamoto (celui qui vint à Paris en 1977) qui réussit à reprendre le titre en 1945 à Hashimoto Utaro. La seconde partie de ce tournoi se déroulait dans la banlieue d'Hiroshima au moment même où la bombe éclata; le souffle de l'explosion balaya les pierres sur le goban, mais les deux joueurs, inconscients de l'importance de l'événement, reprirent aussitôt leur partie.

Nous voici déjà dans l'histoire moderne : Nie ne va pas tarder à naître, Go Sei Gen va affronter Sakata, la nouvelle étoile, et Kitani se prépare à recevoir dans sa maison les champions d'aujourd'hui : Ishida, Otake, Kato, Takemiya et autres Cho Chi Kun.

  (*) Il faut également reconnaîte que les membres de la Kiseisha avaient des idées très modernes sur la limitation du temps de réflexion et la suppression du handicap entre joueurs professionnels.