Retour au sommaire de l'anthologieHistoire du Go au Japon 1868-1924

P. Reysset - 1981 - RFG N°10

Nous avons quitté l'histoire du Go au Japon (article précédent) il y a environ un siècle alors que l'empereur, récupérant le pouvoir en 1868, lançait délibérément son pays dans la bataille économique mondiale. Pour ce faire, il libéralise l'économie. et supprime les privilèges de la classe samouraï pour mieux permettre aux classes bourgeoises et industrieuses de se développer. Dans ce grand élan nationaliste moderne, le système classique du Go est promptement balayé, et seule l'une des quatre grandes académies parvient à survivre, à savoir celle des Honimbo, grâce à la solidité du clan et au prestige passé.

Dans ce revirement politique, un homme, aussi bon joueur de Go qu'organisateur, sait parfaitement sentir le vent de l'histoire tourner et fonde les nouvelles bases du Go moderne : il s'appelait Murase Shuho (1838 - 1886). C'est en effet lui qui, en créant la "Hoensha", est à l'origine des idées qui seront si bien utilisées au XXè siècle pour sauver et développer le jeu.

Pour comprendre l'énergie que mit Murase Shuho à créer une organisation rivale, qui allait à l'encontre du système classique, et qui contribuera à faire éclater l'académie Honimbo, il faut remonter dans le temps, et plus précisément jusqu'en 1848. Cette année là, Shusaku épouse la fille du 12è Honimbo Jowa et est adopté par le 13è Honimbo Shuwa. Il fait dès lors figure d'héritier désigné du titre de Honimbo, au grand dam du tout jeune Murase Shuho qui tentera sans succès, au fil des ans, de montrer qu'il pouvait succéder à Shuwa.

On sait ce qu'il adviendra : la mort prématurée de Shusaku, les difficultés politiques du Shogun et celles de la famille Honimbo, puis l'avènement de l'ère Meiji. C'est à cette époque que Shuho "claque" les portes coulissantes de la famille Honimbo et crée à Tokyo la Hoensha.

Celle-ci regroupe en fait les joueurs professionnels isolés et ambitieux qui, plutôt que d'essayer d'intervenir à la cour impériale pour conserver leur minimum de subventions gouvernementales, tentent délibérément de trouver d'autres solutions pour sauvegarder leur passion et leur gagne-pain.

Première action de la Hoensha : créer une revue.

Deuxième action : établir un système de classement rationnel permettant aux amateurs d'affronter les professionnels.

Troisième action : ouvrir les écoles de Go, en autorisant une pédagogie directe et non rituelle.

C'est d'ailleurs Murase Shuho lui-même qui enseigne le jeu au premier joueur européen, l'allemand Korschelt.

Pendant ce temps, après la mort de Shuwa, l'académie Honimbo décline, d'autant que ses successeurs, ses fils Shuetsu et Shugen, ne sont pas très brillants. Il faut attendre le 17è Honimbo, Shuei, pour trouver un joueur plus doué, et surtout de bonne volonté. En effet, Shuei décide de tenter de réunifier le monde du Go, et il accepte que son propre titre de Honimbo soit remis en jeu pour être attribué au meilleur joueur du moment. Ainsi est organisé un jubango entre Shuei et Murase Shuho. Ce dernier l'emporte, atteignant enfin le couronnement de sa vie ; malheureusement il mourra la même année. Shuei récupère le titre (c'est le premier joueur à l'avoir reçu deux fois), devenant 19è Honimbo ; il avait en outre été plusieurs années auparavant le leader de la famille Hayashi !

Le règne de Shuei va durer jusqu'en 1904, mais déjà deux jeunes joueurs émergent. D'un côté Tamura Hoju, joueur étoile de la Hoensha ; de l'autre Karigame (Junichi) à qui va la préférence de Shuei.

La rivalité entre le Honinibo Shusai (1 dan à 13 ans et 8 dan à 32 ans) et Karigame va être terrible de 1910 à 1924 ; elle est tellement exacerbée qu'en 1920 une partie dure la bagatelle de 240 heures étalées sur 5 mois. Le coup le plus long n'a pas demandé moins de 9 heures ! Cette lenteur, explicable par l'importance de l'enjeu et l'opposition entre les Honimbo et les Hoensha, devenait dangereuse pour la popularité du Go.

Pour résoudre cette crise, deux groupes se constituent : la Hisekai (le Club des Sages), comptant quatre membres dont Karigame, et la Rokkakai (le Club des Six Fleuves), composée de brillants jeunes gens (qu'on en juge : Iwamoto, Kitani, Maeda, Murashima et Hashimoto Utaro !). Ces deux groupes tendent à rejeter dos à dos l'académie Honimbo, dont la tradition est maintenant défendue par Shusai, et la Hoensha qui parait désorganisée après la première guerre mondiale.

Ce sont donc les joueurs eux-mêmes qui tentent de repartir sur de nouvelles bases ; et cette fois, ils sauront trouver les deux alliés qui ne les quitteront plus : d'une part, les journaux, ravis de patronner des tournois et d'offrir des problèmes aux lecteurs, et d'autre part des financiers, heureux de devenir les mécènes d'une des grandes valeurs de la culture sino-japonaise.

C'est ainsi qu'en 1924, à l'Impérial Hôtel de Tokyo, est proclamée, avec l'apport financier du baron Okura, la création de la Nihon Ki-in. Pour la première fois, une seule organisation réunit tous les joueurs de Go, traditionnels et modernes, vieux et jeunes, professionnels et amateurs. Dès lors, le monde du Go va faire un bond considérable, au Japon bien sûr mais aussi à l'étranger.