Retour au sommaire de l'anthologieHistoire du Go au Japon 1770-1860
L'apogée de la période classique

Pascal Reysset - 1981 - RFG N°9

N.B. : Les notes de bas de page ne sont pas reproduites.

1770 : Entre Edo (future Tokyo) et Kyoto, sur la route du Tokaido si remarquablement illustrée par Hokusai, passe une procession triomphale et somptueuse avec palanquins, musiciens, hérauts et le Mont Fuji comme décor.

1860 : L'amiral Perry, dont la flotte tonne dans la baie de Nagoya, fait trembler dans son palais de pierre et de paille le dernier des Shogun, qui sait que sonne le glas de l'isolationnisme japonais et de la dynastie des Tokugawa.

1770 : C'est l'apogée de la période classique du go ; le Honimbo, Meijin et Godoroko Satsugen (1733-1788) se rend en grande pompe au temple Jakkoji de Kyoto pour honorer la mémoire du premier Honimbo Sansa et introniser officiellement son successeur, le dixième Honimbo, Retsugen (1750-1808).

1860 : Commence la fin de la période classique ; les secousses politiques et les circonstances humaines de l'époque vont faire basculer totalement le monde du go.

En définitive, se plonger dans l'histoire du go au Japon, c'est pour l'Occidental reconstituer un puzzle grâce aux éléments que sont les faits historiques, les faits divers et les faits légendaires d'une fresque dont les thèmes et les motifs sont d'une remarquable stabilité à travers le temps.

Dans cette fresque, le XIXè est probablement la période la plus fascinante, puisqu'il marque l'apogée de la période classique, son pourrissement et les prémices de l'ère moderne.

C'est en 1600 que commence l'ère classique, quand le premier Shogun Tokugawa décide de repousser l'influence occidentale (commerce et christianisme entre autres) et de réaliser l’unification nationale par la récupération des valeurs traditionnelles chinoises et le renforcement de certaines classes sociales (moines, samouraïs, fonctionnaires ... ). Le jeu de Go va alors devenir l'un des vecteurs idéologiques de cette stratégie, et il sera dès lors indissociablement lié à l'histoire du pays.

Comment expliquer autrement que par le respect de la tradition la pérennité, du XVIè au XIXè, des quatre mêmes familles ou écoles de Go : Honimbo, Senchi, Inoue et Hayashi ?

A la fin du XVIIIè, sous l'influence du 9è Honimbo et très ambitieux Satsugen, le clan des Honimbo est redevenu le plus fort après une période noire, bien que les Senchi, qui s'appellent de génération en génération Yasui Senchi, leur donnent une bonne réplique. C'est ainsi que l'on va assister à la rivalité entre le 10è Honimbo Retsugen (1750-1808) d'une part et le 7è Yasui Senchi Sankaku (1775-1832) puis entre le 11è Honimbo Genjo ( 1775-1832) et le 8è Yasui Senchi Chitoku (1776-1838) d'autre part.

Si Kitani aimait beaucoup les parties inspirées de Yasui Senchi Senkaku, c'est probablement aux Honimbo Genjo et à la clairvoyance de Yasui Senchi Chitoku que l'on doit le décollage théorique du go au début du XIXè. Genjo et Chitoku sont également connus pour leur grande noblesse d'âme, tous deux 8 dan, l'un et l'autre étaient éligibles pour le poste unique de Meijin ou 9 dan. N'arrivant pas à se départager après 77 parties, par respect mutuel ils refusèrent le titre. Dans la mythologie du go, Genjo et Chitoku sont surnommés, avec le Honimbo Shuwa et Inoue Genan Inseki, les quatre sages.

Moins sage et moins scrupuleux fut le Honimbo Jowa, l'héritier de Genjo. Jowa, dont la force de combat sur le goban n'avait d'égale que son habilité diplomatique dans les couloirs du palais, parvint à se faire nommer Meijin en 1831 sans même rencontrer ses rivaux d'alors, le vieux Yasui Senchi Chitoku, le chef des Hayashi Genbi et surtout Inoue Genan Inseki. C'est probablement en voulant venger l'affront fait à Inoue Genan Inseki que son successeur désigné joua, à 26 ans, une partie dramatique du 19 au 27 Juillet 1833 : se voyant perdu, le jeune Inoue Intetsu s'affaissa en avant, crachant le sang... Il devait décéder quelques jours plus tard.

En 1837 pourtant, les rivaux du 12è Honimbo purent déjouer les manœuvres de Jowa qui abandonna coup sur coup son titre de Meijin et celui de Honimbo passant le relais au modeste (il était "seulement" 7 dan) Josaku.

Jowa déchu, Chitoku mort en 1838, Inoue Genan Inseki avait alors toutes les chances de devenir Meijin. Malheureusement pour lui, le clan des Honimbo abat sa dernière carte et demande au Shogun que Genan rencontre le successeur désigné de Josaku, le redoutable Shuwa, qui a 20 ans à l'époque. Par trois fois les deux joueurs se rencontrèrent, et trois fois, Genan, avec Blanc, perd sous le regard moqueur de Jowa qui déclare : "Genan aurait pu être Meijin dommage qu'il soit né au mauvais moment".

Dommage en effet, car Inoue Genan Inseki (1798-1859) est un personnage bien sympathique. D'origine samouraï, expert en politique, laid mais plein de charme, Genan à le goût des patronymes (il change cinq fois de nom) et des voyages ; c'est ainsi que brisant l'interdit gouvernemental il tente d'aller en Chine où il voulait fonder une école (le go était alors décadent en Chine). Sa tentative échoua à cause d'une tempête et Genan dût se contenter de rester le faire-valoir de Shuwa dont le règne commence.

Genan écarté, Shuwa (1820-1873), qui n'héritera du titre de Honimbo qu'en 1847 à la mort de Josaku, rencontre et bat régulièrement, grâce à sa supériorité dans le fuseki, les quatre meilleurs joueurs de l'époque Temps (1830-1844): Ito Showa, Ota Yuzo, Yasui Senchi et Sakaguchi Sentoku.

C'est Yasui Senchi (1810-1858), 9è du nom et successeur de Chitoku, qui donnera le plus de fil à retordre à Shuwa. Il aurait pu être plus fort s'il n'avait eu un penchant assez prononcé pour l'alcool, les femmes et la chanson. Ce type de libertin facilement ivre même la veille des grands matches se rencontre assez fréquemment dans l'histoire du Go. Ce besoin de défoulement et ce goût du plaisir s'expliquent après tout aisément quand on connaît le caractère à la fois exigeant et délectable d'une partie de Go sérieuse.

Ito Showa (1801-1878) fut à la fois "l'homme d'affaires" et l'adversaire de Shuwa. Mais ce fut aussi l'un des piliers de la famille Honimbo : élève pauvre de Genjo, 11è Honimbo, il est nommé 6 dan par Jowa, 12è Honimbo, 7 dan par Josaku, 13è Honimbo, et devient 8 dan sur ses vieux jours après avoir découvert l'héritier désigné de Shuwa : Shusaku.

Ota Yuzo (1807-1856), lui, est un élève de la famille Yasui. S'il n'a guère posé de difficultés à Shuwa, il donnera beaucoup plus de fil à retordre à Shusaku en 1853, les deux joueurs s'affrontent en un match de trente parties qu'Ota Yuzo perd honorablement. Bien de sa personne, il faisait figure de play-boy, et c'est parce qu'il ne voulait pas se laisser couper les cheveux, comme le voulait la coutume, qu'il ne joua jamais les fameuses parties de palais devant le Shogun.

L'époque est véritablement foisonnante de joueurs brillants, car déjà surgit Shusaku (1829-1862). C'est à l'âge de 8 ans que ce dernier est repéré par Ito Showa ; à 9 ans il vient à Edo pour devenir l'élève du 12è Honimbo Jowa et à 11 ans il est déjà 1 dan professionnel. ( L'un des plus remarquables prodiges de l'histoire du go est sûrement Ogawa Doteki, élève du 4è Honimbo et Meijin Dosaku. Doteki est 6 dan à 13 ans et devient le successeur désigné de Dosaku à 15 ans. Il meurt malheureusement à 21 ans).

1848 est une année forte pour Shusaku : il devient 6 dan, l'héritier désigné de Shuwa qui l'adopte, l'époux de la fille de Jowa, et il joue sa première partie de palais devant le Shogun. Il jouera au total 19 de ces parties, les gagnant toutes, fait unique et prestigieux. Shusaku jouera également 27 parties contre son jeune maître Shuwa (ils ont neuf ans de différence) et il les gagnera presque toutes ; il faut toutefois noter que, par respect pour Shuwa, Shusaku jouait toujours avec Noir, ce qui constituait un gros avantage puisqu'il n'y avait alors pas de komi.

Modèle de dévotion, mari agréable, Shusaku avait un faible très prononcé pour le quartier des geisha. On raconte qu'il fut surpris un petit matin, au sortir d'une de ses nuits blanches, par Shuwa :

- Où étais-tu ? demanda ce dernier.
- Oh ! j'ai joué toute la nuit au go.
- Avec qui?
- Avec Ota Yuzo.
- Montre-moi la partie.

Shusaku montre la partie et Shuwa s'étonne :

- C'est curieux, je ne reconnais pas le style de Yuzo !

Shusaku avoue enfin qu'il n'a pas joué mais qu'il a passé du bon temps avec quelques geisha ; il ajoute qu'il n'est pas fait pour devenir un champion et qu'il veut renoncer au Go. Shuwa est d'abord effondré, puis se reprend :

- Après tout, tu as raison d'en profiter.... mais la prochaine fois fais-moi signe, je viendrai... et peut-être Ito Showa aussi.

Shusaku aurait eu tort de se priver ; il devait mourir à 33 ans, victime du choléra. Ce n'est qu'à titre posthume qu'il eut l'honneur d'être Honimbo.

Cette mort annonce le déclin de l'ère classique et, pour Shuwa, la fin de la période faste : il ne parvient pas en effet à se faire nommer Meijin. Le shogunat est en fait confronté à de nombreuses difficultés politiques, et ne s'occupe plus de Go. Autre souci pour Shuwa, son ancien disciple, Muraze Shuho vient de créer une organisation nouvelle qui va à l'encontre des principes classiques et des clans existants.

En 1868, le Shogun est renversé et une ère nouvelle s'ouvre pour le Japon. Le pouvoir retourne dans les mains de l'empereur, qui fait le ménage dans son palais et coupe les vivres des joueurs de Go. Shuwa mourra cinq ans plus tard, dans la misère, laissant de nombreux fils et disciples.

Ce sont ses fils : Shuetsu (15è Honimbo), Shugen(16è Honimbo), Shuei (17è et 19è Honimbo) et ses disciples, en particulier Muraze Shuho, fondateur de l'école Hoensha et 18è Honimbo, qui vont marquer la période de transition entre l’ère classique et l'ère moderne (1868-1922).