La mue de la
cigale (4)
Quant à la femme, elle essayait de se persuader qu’elle
était heureuse qu’il l’eût si vite oubliée, mais à cette heure peu propice
pour chasser de son esprit ce qui lui apparaissait curieusement comme un
rêve, elle ne parvenait, malgré qu’elle en eût, à se réfugier dans le
sommeil. Tout le jour elle était restée songeuse et , la nuit venue, le
sommeil la fuyait, aussi, quand elle se plaignit de ne pouvoir fermer l’œil
un instant, la demoiselle qui était venue faire sa partie de go lui
avait-elle proposé de passer la nuit avec elle, et tout en bavardant
gaiement, comme il est d’usage de nos jours, elle s’était couchée là. Jeune
et sans soucis, elle devait être profondément endormie. Au manège du Prince qui répandait un parfum pénétrant,
la dame souleva la tête et, par la fente des rideaux, malgré l'obscurité,
elle perçut distinctement une approche furtive. Elle en fut atterrée, et sans
davantage réfléchir, elle se leva sans bruit, et vêtue seulement d'une mince
robe de soie grège, elle se glissa hors de la chambre. Le Prince entra, et fut agréablement surpris de trouver
une femme seule. Dans l'antichambre, deux suivantes seulement dormaient. Il
retira la couverture, et quand il fut tout près, il lui sembla qu'elle était
mieux en chair que l'autre nuit, mais nul soupçon d'abord ne l'effleura. Cependant, cet abandon dans le sommeil ne ressemblait
guère à celle qu'il cherchait, et peu à peu la vérité lui apparut ; il se
sentit déçu et frustré, mais il eût été malséant de laisser deviner qu'il
s'était trompé sur la personne, et elle s'en fût étonné à coup sûr. Du reste,
se dit-il, chercher à rejoindre désormais la dame de ses pensées serait parfaitement
vain puisqu'elle semblait s'obstiner à le fuir, et elle jugerait sotte sa
conduite. Et si c'était celle là qui était si plaisante à la lueur de la
lampe, cela n'avait aucune importance, après tout ! décida-t-il enfin,
faisant preuve, ce me semble, d'une bien coupable légèreté ! Elle finit par ouvrir les yeux, et son attitude marqua
certes la surprise qu'elle éprouvait à se trouver dans une situation à ce
point inattendue, mais non point une contrariété profonde, qui dût lui
inspirer de la compassion. En personne d'humeur galante, plus que ne l'eût
permis de supposer un age encore ignorant du monde, elle ne se montrait
nullement troublée. Il pensa bien ne pas se faire connaître, mais à l'idée
qu'elle pouvait par la suite chercher à deviner comment les choses en étaient
venues là, encore qu'à lui-même il en importât peu, par égard pour la volonté
de discrétion de celle qui lui était cruelle, il lui représenta avec le plus
grand sérieux que ses visites répétées pour tourner des interdits de
direction n'étaient que prétextes pour la rencontrer. Une personne tant soi
peu réfléchie eût compris la vérité, mais il ne voyait aucune raison de lui
accorder son attention, dans le dépit violent que lui infligeait la dureté de
cœur de l'autre. Sans doute celle-ci se tenait-elle cachée dans quelque coin,
se moquant de sa balourdise ; pareille obstination chez une femme était chose
rare, se disait-il, et pourtant, malgré qu'il en eût, il en pouvait
s'empêcher d'en évoquer le souvenir. Touché néanmoins par la juvénile spontanéité
de celle-ci, il lui prodiguait comme il se devait, les tendres promesses. - "plutôt que le faire au su de tous, se retrouver
de la sorte ajoute au plaisir d'amour", affirmaient déjà les anciens.
Aimez-moi comme je vous aime ! Je ne puis me permettre d'ignorer la
discrétion, aussi m'était-il impassible d'agir à ma guise. Et de plus, je me
tourmentais à l'idée que ceux que cela concerne n'y consentiraient point.
Attendez-moi donc et ne m'oublies! A ces plats discours, elle répondit sans détour : - Ce qui me rend confuse, c'est ce que les autres
pourraient en penser, aussi me sera-t-il difficile de vous donner de mes
nouvelles! - Il serait fâcheux en effet que d'autres sachent tout
cela. Pour moi, je vous en donnerai par le truchement de ce petit page.
Comportez vous comme si de rien n'était ! dit-il, et sur cette ultime
recommandation, il prit la robe légère que celle-là avait laissé tomber et
s'en fut. Quand il réveilla le page qui s'était étendu non loin de
là, celui-ci qui ne dormait que d'un oeil, préoccupé qu'il était des suites
de l'affaire, se leva d'un bond. Comme il poussait doucement la porte pour
l'ouvrir, la voix de la vieille suivante le fit sursauter, qui demandait : - Qui va là ? Fort ennuyé, il répondit : - C'est moi ! - En pleine nuit, qu'avez vous à vous promener ainsi,
dit-elle, et méfiante, elle se dirigea vers la porte. Exaspéré, il jeta : - Ce n'est rien ! J'allais faire un tour dehors par là ! Et comme il poussait le prince vers la sortie, soudain
elle aperçut une ombre au clair de la lune du point du jour, qui luisait
limpide. - Et cet autre, qui est-ce ? Demanda-t-elle, puis :
Tiens, mais c'est Minbu no Omoto ! Elle est joliment grande, notre Omoto ! La haute taille de cette fille était leur habituel sujet
de plaisanterie. La vieille s'était donc imaginée qu'il se promenait avec
elle, et elle franchit elle aussi la porte tout en disant : - Encore un peu, et vous serez aussi grand qu'elle ! Agacé, le Prince qui ne pouvait cependant la repousser,
se coula dans l'entrée du passage couvert et s'y tint dissimulé ; la suivante
s'approcha : - Ainsi donc Omoto, vous étiez de service cette nuit
auprès de Madame ? Moi depuis avant-hier, j'avais mal au ventre et je ne me
sentais pas bien du tout, alors j'étais restée dans ma chambre, mais on m'a
fait appeler parce qu'il n'y avait pas assez de monde, et cette nuit je suis
venue quand même. Mais je n'y tiens plus ! gémit-elle, puis sans attendre la
réponse : - Ah, mon ventre ! mon ventre ! A tout à l'heure !
dit-elle encore, et elle passa son chemin, de sorte que l'ayant échappé
belle, il put sortir. Pareille aventure devait lui servir de leçon sur les
dangers d'une entreprise engagée à la légère. Les
mille lunes du prince Genji Œuvres
contemporaines et Paravents japonais par Ishiodori Tatsuya |
[第四段 空蝉逃れ、源氏、軒端荻と契る]
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