La mue de la
cigale (3)
La flamme les éclairait de près. Se disant que celle qui
près du pilier central était tournée de profil, devait être la dame de ses
pensées, c’est sur elle que d’abord il arrêta les yeux : elle portait
semblait-il, une robe de dessous de damas rouge foncé, ce qu’elle portait
par-dessus se distinguait mal, le port de tête était gracile, et la
silhouette menue, n’avait rien de remarquable ; elle se tenait comme si
elle voulait dérober son visage à la personne même qui lui faisait face. Les
mains étaient fines, et elle paraissait les dissimuler de son mieux. L’autre
tournée vers l’est, était en pleine vue. Sur une robe blanche de crêpe léger,
elle avait jeté négligemment une sorte de surtout d’indigo carminé, la
poitrine était dégagée jusqu’au nœud de la ceinture de la jupe écarlate, et
sa tenue était des plus relâchées. De teint très clair et agréable, elle
était potelée et plutôt grande ; le port de tête et le front d’un dessin
net, le regard, la bouche d’un charmant prenant, lui composaient une beauté
éclatante. Sa chevelure bien fournie n’était pas très longue, mais sa
retombée et la courbe des épaules étaient d’une grande pureté de lignes, bref,
elle avait l’air d’une agréable personne, sans défaut saillant. Son père
avait certes de bonnes raisons de la trouver incomparable, se dit le Prince
tout au plaisir de la regarder. On pouvait estimer tout au plus qu’il ne lui
manquait que d’être un peu plus posée. Elle ne devait pas être dépourvue de
ressources. La partie de go se terminait, et comme elle avait d’un
coup d’œil repéré les intersections bloquées, elle était tout excitée et
s’agitait vivement, cependant que la dame de céans lui disait avec le plus
grand calme : –
Attendez donc ! Par ici c'est un seki, vous ne pouvez rien faire!
Vous devez plutôt combattre le kô par là. Mais
elle : –
Allons, cette fois-ci je suis battue ! Voyons de votre
côté et du mien… ! Et repliant les doigts : – Dix, vingt, trente, quarante ! Sa façon de
compter paraissait aussi décidée que si c’avait été « d’Iyo les bassins
d’eau chaude ». Il y avait sans doute dans tout cela une touche de
vulgarité ! L’autre par contre, avec une distinction incomparable, de sa
manche se couvrait la bouche, de sorte que l’on voyait à peine son visage,
mais à force de l’observer, il finit par apercevoir son profil. La paupière
donnait l’impression d’être peu épaisse, le dessin du nez n’était pas net,
déjà flétri, et nulle part ne se voyait l’éclat de la jeunesse. Son visage ,
presque laid quand on considérait chacun de ses traits, était racheté par un
maintien qui retenait l’attention et faisait penser qu’elle devait avoir plus
d’esprit que la superbe créature. Celle-ci, vive et pleine de charme,
plaisante à voir, donnait libre cours à sa bonne humeur ; riante et
malicieuse, elle paraissait dans toute la splendeur de son âge, et sous ce
rapport, c’était une personne fort agréable. Il la jugea
certes superficielle, mais pour un esprit dépourvu d’austérité, ce n’était
pas une raison pour la dédaigner. Toutes celles qu’il lui avait été donné de
voir, prenaient des poses dont elles ne se départaient un seul instant, et il
ne voyait toujours que la surface de ces visages qui se détournaient ;
jamais encore il n’avait pu épier une femme dans une attitude aussi librement
détendue, et malgré la gêne qu’il éprouvait à les voir si nettement sans
qu’elles s ‘en doutassent, il eût voulu prolonger sa contemplation,
quand il lui sembla que le page revenait vers lui ; il ressortit donc
sans bruit et s’en fut s’asseoir près de l’entrée du passage couvert.
L’enfant était tout confus : –
Il y a là une personne que je n’attendais point, impossible
de l’approcher ! –
Autrement dit, pour ce soir, je n’ai plus qu’à rentrer chez
moi ! Quelle amère déception ! dit le Prince. –
Et pourquoi donc ? Quand l’autre s’en sera retournée là
bas, je trouverai bien quelque moyen ! Et en effet
pensa le Prince, il semblait parfaitement capable d’amadouer sa sœur ;
il n’était qu’un enfant, mais il savait observer de sang-froid le fond des
choses et les dispositions des gens. La partie de go devait être terminée,
car un froissement d’étoffes leur parvenait, qui indiquait que les suivantes
se retiraient. –
Où peut bien être le jeune maître ? Je vais verrouiller
ce treillis ! dit l’une d’elles, et on l’entendit qui fermait. –
Tout est calme ! Entre maintenant, et trouve-moi le
moyen ! dit le Prince. L’enfant,
quant à lui , connaissait le caractère inflexible et austère de sa sœur et
jugeait qu’il était inutile de discuter avec elle, aussi se proposait-il
d’introduire son maître quand il n’y aurait plus personne. –
La jeune sœur du gouverneur de Ki est-elle là, elle
aussi ? Arrange-toi pour me la faire entrevoir ! dit le Prince,
mais le page de répondre : –
Comment le pourrais-je ? Il y a le treillis, et les
rideaux disposés derrière ! –
Il est vrai ! et pourtant… songea-t-il amusé, mais
résolu à ne point lui révéler qu’il les avait vues, afin d’éviter de le
froisser, il dit son impatience à voir la nuit avancer. Cette fois-ci le page
entra par la porte couplée, après avoir frappé. Les femmes étaient toutes
endormies. –
Je vais me coucher dans l’ouverture des panneaux. Que passe
ton souffle, ô vent ! dit-il, puis il étendit une natte et se coucha. Les suivantes
devaient dormir dans la loggia de l’est. Quand la fillette qui lui avait
ouvert la porte fut entrée à son tour et se fut couchée, il feignit un moment
le sommeil, puis il déploya un paravent devant la veilleuse, et dans
l’indécise lueur, sans bruit, il fit entrer son maître. Inquiet des suites de cette folle aventure, celui-ci était fort embarrassé ; se laissant guider par le page, il n’en souleva pas moins la toile du rideau de la pièce principale, et entra en s’efforçant d’étouffer le moindre bruit ; mais dans la nuit, quand tout dormait, le froissement de ses vêtements était d’autant plus sensible que l’étoffe en était souple. |
[第三段 空蝉と軒端荻、碁を打つ] |