Poésie :
Jacques Roubaud
© Seuil, 2000
Quatrième branche de l'œuvre autobiographique de Jacques Roubaud démarrée en 1989 par Le Grand Incendie de Londres et poursuivie par La Boucle (1993) et Mathématiques : (1997), on trouve dans cet ouvrage intitulé "Poésie :" des indications intéressantes sur l'arrivée du jeu de go en France et sur le rôle du professeur Chevalley dans sa propagation.
Jacques Roubaud y explique la genèse de son livre ∈ qui fut, on s'en rappelle un des premiers écrits sur le go en france.
Extraits :
Chapitre 14
L’amiral Yamamoto a été mis à pied.
§186 Près de vingt ans après la guerre j’ai
rencontré de nouveau le Japon dans un contexte tout à fait différent du
premier.
Près de vingt ans après la guerre j’ai rencontré de nouveau le Japon dans un contexte tout à fait différent du premier, pas du tout poétique et à première vue improbable. Entre-temps j’étais devenu un mathématicien.
Mon maître quelque temps fut un des fondateurs de la prestigieuse école française de mathématique, Bourbaki pour ne pas la nommer. Il s’appelait Claude Chevalley. Je suivis quelques-uns de ses cours ; et son séminaire à l’institut Henri-Poincaré. J’eus même l’honneur d’y prendre la parole sur un point délicat quoique modeste de la théorie des catégories. La théorie des catégories n’en a pas été décisivement affectée. Moi oui.
Le professeur Chevalley avait séjourné quelque temps au Japon au début des années cinquante (et l’une des contributions les plus marquantes en mathématiques, sa fameuse identification de nouvelles familles de groupes simples, avait paru au Tohoku Mathematical journal).
Il en avait ramené une passion : celle du jeu ; pas d’un jeu de hasard ; du jeu de go. N’était-il pas naturel pour un de ses élèves de s’intéresser à ce jeu ?
Je me rendis plusieurs fois chez le maître. C’était pendant l’année universitaire 1964-1965. La question débattue était celle de la ‘descente’. Nous en laisserons ici de côté les détails, fascinants certes mais peu adaptés à la transparence nécessaire de mon œuvre, écrite en prose française, et qui doit rester superficiellement tranquille. C’est un principe de composition qui ne découle pas uniquement du désir d’avoir éventuellement plus de quelques douzaines de lecteurs et de ne pas effrayer ceux-là immodérément. Il y avait des points à éclaircir pour la bonne présentation orale des résultats, des détails de rédaction à surveiller . Le professeur Chevalley, en bon bourbakiste de la première heure, tenait à la précision la plus extrême dans les notations, dans la terminologie, dans les enchaînements déductifs ; il était d’une rapidité extrême dans la pensée mathématique, mais d’une lenteur méticuleuse, pointilleuse, vétilleuse même (me semblait-il), dans l’écriture de cette pensée.
Je m’en venais donc, fort impressionné par la petite taille du professeur Chevalley et l’immensité de son génie mathématique (je le dis sans aucune ironie), au N° x de la rue de prony, à Paris, dans le dix-septième arrondissement.
…
J’étais averti de la passion coupable du maître pour un jeu que la rumeur s’accordait à trouver étrange. Ces choses-là se savent ; le milieu des mathématiciens n’était pas très vaste. (Et Pierre Lusson qui avait rédigé le premier cours de Chevalley en France (le maître étant revenu des USA), Formes quadratiques sur un corps quelconque (avec un intérêt tout spécial pour les diaboliques corps de caractéristiques 2, et le très agréable théorème de Poincarré-Birkhof-Wiit (avec lequel je fus amené un jour à jouer dans un contexte plus bizarre encore), ne l’ayant pas ignoré, je ne l’ignorais pas moi-même ; je connaissais les principes du jeu, pas plus.) (Je dis ‘Chevalley’, parce que c’est ainsi que l’on parlait, qu’on parle sans doute encore ; les mathématiciens d’une certaine taille ( mathématique) sont des noms, des noms tout nus, sans prénom, des images de marque de leur théorèmes, de leurs concepts.)
Chevalley donc, comme tout joueur de go soudain plongé dans un milieu peu pénétré par ce jeu, s’était trouvé, loin du Japon et de l’université de Chicago, tel le poisson jeté par la vague irascible sur la grève, en manque cruel de partenaires ; il essayait régulièrement d’évangéliser ses élèves, qui ne répondaient, je le crains que poliment.
Quand on arrivait chez lui , il y avait toujours sur son bureau un go-ban jonché de pierres noires et blanches (il avait un beau jeu, un grand damier de bois luxueux et lourd, avec de belles lourdes pierres-pions de basalte, mates, ovales aplatis, comme des disques de soucoupes volantes qu’affectionnent les ovnis (les civilisations galactiques qui nous observent jouent sans aucun doute au go ; quand on parviendra à déchiffrer les messages que nos cousins extraterrestres tentent de nous faire parvenir depuis les plus lointaines galaxies, je pense qu’une des premières questions qui nous sera posée, pour voir si nous sommes dignes d’être fédérés intergalactiquement, sera un problème de go) ; il l’avait ramené du japon), disposés suivant quelque configuration épineusement go-ique (un début (joseki) théorique ; un problème de l’espèce dite ‘vie et mort’ ; un état avancé de partie entre champions de la Nihon ki in ( la principale association japonaise) à étudier pour se pénétrer de stratégie).
Il attendait (gardons la métaphore piscicole), semblable au pêcheur qui ayant jeté la mouche, guette le bouchon à la surface de l’eau tranquille, prêt à tirer la ligne brusquement dès qu’une curiosité de truite ou de saumon se manifeste. Aussitôt, au moindre signe d’intérêt du visiteur imprudent, il proposait une initiation.
Je n’avais jamais eu un goût très vif pour les jeux de stratégie, étant resté depuis l’enfance inexorablement médiocre joueur de dames, encore plus médiocre joueur d’échecs, quoique moyen joueur de «’morpion’. Mais j’eus immédiatement le coup de foudre pour le go. S'il est heureux pour moi de ne pas l’avoir rencontré que tard dans la vie, à plus de trente ans, et de ne pas avoir été particulièrement doué, car j’aurais très bien pu y engloutir d’énormes pans de mon existence ; le go, comme l’alcool, peut vous ruiner une carrière : cela s’est vu.)
J’appris donc les règles (très simples), empruntai un go-ban, commençai à jouer ; jouai pas mal (avec mon ami Pierre ; avec le professeur Chevalley ; progressai assez vite, mais pas très loin). Vint le printemps.
§ 187 C’était un
beau printemps que le printemps de 1965
…
Et en effet en me reportant à l’instant d’avant celui où je vous écris ces lignes, à mon carnet bleu, je vois qu’il s’agit du 8 mai, jour anniversaire de la Victoire, et le sonnet écrit en cet endroit commence ainsi :
alphaville
Cercle de fourrures blanche boussole
où s’orientent les jambes vers quel nord
sous les lampes qui fondent entre les mondes
machinés les dominos neptuniens
……..
…
Un beau jour de ce beau printemps j’avais emporté, pour servir de contrepoint à l’exercice de la composition poétique (qui était alors extrêmement effervescente, comme j’ai dit), des exemplaires de la Go-Review, mensuel de langue anglaise publié par la Nihon ki in, que Chevalley, favorablement impressionné par l’intérêt que je portais à son jeu de prédilection (certainement beaucoup moins par mes qualités mathématiques, je le crains)m’avait confié (en même temps que ses notes du séminaire (il pensait à ce moment là à une publication ; qui ne se fit pas ; ce que je regrette ; il y avait eu au cours des mois un bon travail de théorie des catégories fibrées) (il me prêta les exemplaires de toute une année ; et je dois avouer ici, mea culpa, mea maxima culpa, que je les ai encore !))
J’étudiais une partie commentée dans le numéro d’avril 1965 de la revue, partie disputée entre Masami Shinohara 8e dan et Mitsuo Takei 2e kyu (je note , coïncidence, que le niveau de go atteint par Chevalley, tel que je pus plus tard l’évaluer (quand j’eus atteint le même, que je ne dépassai jamais, et que j’ai perdu j’ai pu le constater l’année dernière à Évreux !) (je pourrais cependant , à ce que disent les spécialistes, le retrouver en me remettant à jouer, même aujourd’hui, car l’armature stratégique acquise (qui détermine en grande partie le niveau atteint par le joueur) est comme une syntaxe, qui s’ancre plus profondément dans les réseaux neuronaux qu’un lexique), son niveau était précisément celui de 2e kyu, ce qui signifie certainement quelque chose (comme toutes les coïncidences) mais je ne saurais trop dire quoi (comme c’est le cas en présence de toute coïncidence)).
Alors il m’apparut brusquement que je devais construire mon livre sur le modèle de cette partie. Le choix de cette partie là plutôt qu’une autre était évidemment contingent. Elle se trouvait sous mes yeux au moment où l’idée m’est venue. Elle n’avait rien en elle-même qui imposait spécialement de la choisir pour le rôle qu’elle allait devoir jouer.
C’était, allait être pour moi une partie générique, la partie de go par excellence (dans ce contexte). L’essentiel de l’idée était que je devais concevoir la disposition des poèmes selon le déroulement d’une partie ; d’une partie de go ; celle-là, par exemple. N’importe quelle partie un peu élaborée, entre un joueur très fort et un joueur très moyen, aurait pu faire l’affaire.
Je ne m’attardai pas à me demander si c’était ou non la bonne partie. Il en fallait une ; pourquoi pas celle-là ? Je pris instantanément la décision (de telles décisions se prennent en un éclair, ou jamais) et me plongeai immédiatement dans la réfection complète de mon ouvrage qui devait en résulter.
Il fallait d’abord, bien sûr, étudier de près la partie, me pénétrer de la succession des coups, lire les commentaires savants qui en étaient donnés dans la revue, voir quels aspects du jeu étaient particulièrement mis en valeur par elle.
Je ne pensai pas un instant que j’étais capable de saisir sa subtilité : pour comprendre réellement une partie, il faut avoir atteint un niveau suffisant.
Mais bien qu’encore très novice, je pouvais à peu près appréhender quelles erreurs, quelles maladresses stratégiques et tactiques avaient commises le plus faible des deux joueurs, le 2e kyu Takei. Car dans ma transposition poétique de la partie, il était clair que je devais adopter son point de vue.
§188 Le choix d’un modèle
qui est une partie d’un jeu, quel qu’il soit, est une idée enfantine
…
Dans mon choix il y avait acceptation de ce fait ; et je pensais bien évidemment, à la partie d’échecs qui gouverne la narration du chef-d’œuvre de Lewis Caroll, une de mes lectures de très longtemps préférée.
…
§189 Parmi les jeux, le go
avait à mes yeux un avantage considérable.
Parmi les jeux, le go, dès que j’avais découvert qu’il serait mon salut combinatoire (pour l’aspect qui me manquait encore, celui du mouvement non unidimensionnel), avait à mes yeux plusieurs avantages, considérables. Certains étaient extrinsèques au projet de poésie ; d’autres pouvaient lui être intrinsèquement associés.
Des premiers disons, rapidement : - le jeu m’était, en quelque sorte, ‘offert’ par la mathématique. Certes, cette offre du go n’avait rien d’une nécessité de nature, mais elle avait une grande force sentimentale ; puisque le «’vecteur’ du jeu était le mathématicien que j’admirais le plus parmi les vivants (il le méritait, pas seulement comme mathématicien) ; et je venais d’avoir la chance inouïe (imprévisible étant donné la ‘modestie’ de mes qualifications) de travailler un peu avec lui, de le voir au travail, et dans le domaine qui me passionnait le plus, celui de la théorie des catégories.
-Il me venait d’ailleurs, d’une très grande tradition lointaine absolument exotique (à ce moment, il n’y avait peut-être pas vingt personnes en France le connaissant). Le désir d’un ailleurs dans tous les domaines, était un corollaire constant de mon état de deuil. (et a sans doute été un état constant de mon existence, à tous moments(il est fortement affaibli aujourd’hui).)
(Il s’agissait là peut-être d’une résurgence, transposée, de mon rêve antérieur de départ vers la Chine révolutionnaire (à cap. 11).)
Les qualités du jeu qui avaient directement à voir avec mon propos étaient : - d’abord sa grande disponibilité combinatoire. Certes, mon insuffisance en tant que joueur ne me permettrait qu’un effleurement de ses pouvoirs ? Ils n’en restaient pas moins présents, comme arrière-plan, comme horizon. Je pouvais espérer que quelque chose s’en refléterait, dans les rapports de contiguïté et de succession qui s’établiraient entre les poèmes (associés aux ‘pierres’ noires et blanches, aux configurations qu’elles dessineraient ; enfin aux coups de la partie prise comme modèle).
- Le go étant le seul jeu de stratégie pouvant rivaliser avec les échecs, tant par l’épaisseur chronologique de sa tradition que par la complexité et la subtilité de ses formes de vie, les parties jouées, je ne choisissais pas une référence inférieure à celle de Lewis Carroll.
- D ‘ailleurs je pouvais même penser que le go était supérieur aux échecs, en un sens qui ne m’était pas visible mais que l’aventure des tentatives de jeu par ordinateur semble pouvoir éclairer aujourd’hui : car au go, à la différence des échecs, il est extrêmement difficile de décrire mécaniquement ce qu’est une configuration gagnante, vers laquelle on doit tendre. Il n’y a aucune disposition relative répétable, universelle des pierres noires et blanches (et toutes les pierres se valent) qui permet de dire : voilà. Il n’y a aucun équivalent du ‘mat en trois coups’. Il est pour cette raison probable que les ordinateurs mettront beaucoup plus de temps à battre les grands joueurs de go qu’à triompher des grands maîtres échiquéens.
- Enfin et surtout, le go avait cette vertu, essentielle pour mon intention poétique, que toutes les ‘pierres’ y étaient de valeur égale. Si je devais établir une correspondance entre pierres du jeu et sonnets, il aurait été très difficile pour moi de décider à l’avance que tel poème avait une ‘valeur’, une ‘force’ différente de celle des autres, de hiérarchiser leur importance. En plus je n’y tenais pas.
- L’aspect démocratique du go me convenait parfaitement. (Il est probable que la métaphore échiquéenne s’accommode mieux d’un récit que d’une construction en poèmes ; mieux que celle du go ? ce n’est pas sûr ; le go pourrait aussi servir de modèle à une narration.)
…
Dernière mise à jour le 6/12/22