XVIII. LE MONDE DIMANCHE

 OCTOBRE 1979

INTELLECT

Le jeu de go un opium et un art

L'intellectuel bon genre et le jeune marginal se retrouvent au « Trait d'union » pour écouter le maître Lim Yoo Jong. Plaisantins s'abstenir !

 

JEANINE PONCET-MOREAU

CONNAISSEZ-VOUS beaucoup d'amateurs de jeux dont le but ne soit pas de gagner mais d'apprendre ? Faut-il baptiser de nouveaux joueurs ces fanatiques du go[1] à la modestie exemplaire ? Ils ont conscience de leurs limites intellectuelles mais sont dévorés par le feu sacré. Un seul exutoire, ou presque, à leur passion : la fréquentation du café « le Trait d'union », dans le sixième arrondissement à Paris, où tous les après-midi - et parfois une bonne partie de la soirée - ils jouent au hasard des rencontres.

Ni argent ni alcool, peu de femmes : la salle de go ne ressemble en rien à un tripot. A midi, elle accueille les employés du quartier venus déjeuner d'un steak-frites, puis, en un tournemain, elle se convertit en salle de jeux sans donner totalement le change avec ses tables de Formica, sa moquette fatiguée et de vagues relents de cuisine qui s'accrochent à la toile de jute tendue sur les murs. Par les fenêtres ouvertes viennent mourir les bruits de la rue de Rennes et les joueurs, sagement penchés sur leur go-ban, restent indifférents à toute sollicitation extérieure.

Le même air studieux

Ici, on donne dans l'intellectuel « bon genre », la trentaine, le cheveu court et les lunettes épaisses. Chemises blanches et écossaises se portent sans cravate, mais les mocassins sont cirés et les sabots bannis. Qu'ils soient professeurs de mathématiques, maîtres-assistants en physique ou étudiants en informatique, ils viennent jouer de ce même air studieux que dans les salles de cours de la faculté des sciences.

Plaisantins, s'abstenir ! On me fait comprendre que je les dérange et que s'ils sont venus là passer l'après-midi, c'est pour jouer le maximum de parties. Dans ces conditions, très peu de non-initiés et de littéraires osent s'aventurer dans leur antre.

Le go a été introduit en France il y a une dizaine d'années par Georges Pérec et Jacques Roubaud, le romancier et le poète. Ils ont communiqué leur passion à leurs amis, férus de sciences exactes. Ils recrutent dans le milieu de l'École normale supérieure et de Polytechnique, écrivent un traité le premier du genre en France, intitulé Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go -et sont aidés dans leur croisade par Luc Thanassacos [2], un jeune intellectuel devenu libraire et éditeur, spécialiste de jeux d'avant-garde, qui stocke les go-bans à l'arrière de sa boutique, « l'Impensé Radical », rue de Médicis, à Paris. Le succès ne se fait pas attendre : quatre cents commandes sont passées, et les clubs essaiment en France, à Grenoble, à Marseille, à Nancy...

Pourtant, jusqu'à ces derniers temps, le jeu de go a vivoté dans ces milieux très fermés, même si Go et Mao, le livre de Scott M. Boorman, sociologue et mathématicien de Harvard, a touché une plus « large » audience, les milieux maoïstes et les universitaires en sciences politiques.

Le Tout-Paris des mathématiques et de l'informatique se côtoie au Trait d'union en bonne intelligence, communiant dans le même respect pour le maître, M. Lim Yoo Jong, qui dispense ses cours au fond de la salle. La cinquantaine bien conservée et l’œil vif derrière des lunettes d'écaille, cet ancien professeur de français de Corée, enrôlé de force naguère dans l'armée japonaise, a choisi l'exil. Il a connu l'aventure, puis, en France, la misère, et en a gardé une maigreur asiatique et un détachement pour les contingences matérielles.

Son dada: l'histoire du go, qu'il narre d'un ton exalté. Six jours sur sept, il s'adonne à la pédagogie au café de la rue de Rennes et consacre ses loisirs à écrire sur le jeu de go. Sa personnalité étrange et son enthousiasme communicatif ont attiré bien des joueurs.

Le bûcheron Wang

Depuis peu, se sont glissés parmi les têtes pensantes du t milieu scientifique des jeunes, ouvriers. lycéens, chômeurs ou marginaux., ils ont fondé leur propre association, l'Absynthe, et organisent, le dimanche, des parties dans un restaurant autogéré du 15e arrondissement.

« L 'atmosphère y est plus détendue, constate une jeune éducatrice. Nous nous connaissons tous et formons une petite famille où l'esprit de compétition n'est pas aussi prononcé qu’au " Trait d’union". Ce n'est pas un moulin où l'on rentre et d'où l'on sort sans se parler. » Ces jeunes restent pourtant de fidèles adeptes du café de la rue de Rennes, car un vrai joueur de go ne saurait assouvir sa passion en une seule séance hebdomadaire.

Mais qu'est ce qui fait donc courir ainsi les joueurs de go ? Écoutons M. Lim Yoo Jong nous raconter une fable: «  Dans un endroit reculé de la Chine antique, il y avait un bûcheron du nom de Wang, il monta couper du bois sur une montagne où  il rencontra des enfants qui jouaient au go. Il regarda la partie puis rebroussa chemin. Mais, arrivé dans la plaine, tout avait changé: huit cents ans s'étaient écoulés. Cette histoire exprime la tristesse d'un homme qui revient au monde réel après une promenade hors du temps. »

Le territoire: moi

C'est la même sensation qu'éprouve le joueur à la fin d'une partie. Selon M, Lim, le go s'apparente à un « opium intellectuel » qui peut dérégler la santé jusqu'à la folie et la mort.

La structure du jeu facilite cet oubli du temps. A partir du cinquième coup, les « partenaires » entrent dans l'inconnu. A la différence des échecs, aucune règle ne vient entraver l'imagination. Dans ce sens, le go est un art de construction abstraite de « territoires » auquel le joueur se donne totalement.

Outre la perte de la notion du temps, le joueur découvre sa vraie personnalité : « Grâce au go, j'ai pu m'affirmer par rapport à l'autre , me confie une des rares femmes du club parisien. Le territoire, c'est, en effet, moi-même et je trouve insupportable physiquement de voir mon territoire transgressé. Je le ressens comme un viol et je m'efforce de lutter de toute mon agressivité potentielle pour que mon « territoire » conserve son intégralité.»

Le joueur redécouvre aussi la notion de propriété, le «  territoire, c'est son bien qu'il faut défendre envers et contre tout ».

« Une version asiatique plus complexe du Monopoly en somme », estime un professeur de mathématiques de collège qui a organisé sa vie autour du go. Célibataire, il consacre tous ses loisirs à la pratique de ce jeu, ayant même délaissé les activités sportives qui lui étaient chères.

Ainsi ces fumeurs d' « opium Intellectuel » forment-ils une communauté qui exerce son pouvoir et développe sa créativité sans déranger l'ordre social existant. Avec la récente popularisation du jeu de go, assisterait-on au développement d'une nouvelle « défonce » qui serait pratiquée par plus de quarante mille personnes en Europe et aux États-Unis ? On peut se le demander. Déjà, Confucius combattait la pratique du go, jeu jugé néfaste parce qu'il détournait les Chinois des réalités de la vie et du travail.

·          Le « Trait d'union », 122, rue de Rennes. 75006 Paris. Vingt jeux disponibles

·          Restaurant autogéré « le Pied dans le plat » , 29, rue Guilleminot. 75014 Paris. Ouvert de 14 à 22 h le dimanche.   

·          Fédération française de go. B.P. 95. 75262 Paris Cedex ; Président: M. Barril Tél. : 633-31-06. La Fédération communique les adresses des clubs en France



[1] Le go, jeu ancien d’origine chinoise. Il se joue sur un damier de trois cent soixante et une intersections (go-ban) à l’aide de pions noirs et blancs : go signifiant pierre. C’est un jeu stratégique, dont le but est de conquérir le maximum de « territoires » en encerclant de ses pions les intersections vides.

[2] Note du transcripteur : Luc Thanassecos : la faute d'orthographe est dans l'article original.

 

 Dernière mise à jour 29/11/2012

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