Maniac

Benjamin Labafut 2024

Ce roman, écrit en anglais par Benjamin Labatut qui habite actuellement au Chili a été traduit par David Fauquemberg en français en 2024.

Voici sa quatrième de couverture :

John von Neumann a posé les bases mathématiques de la mécanique quantique, inventé la théorie des jeux, créé le premier ordinateur moderne et joué un rôle clé dans le projet Manhattan, la construction de la bombe atomique américaine. Mais lorsque, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il conçoit le MANIAC, une calculatrice qui selon ses mots «  saisirait la science à la gorge en libérant une puissance de calcul illimitée  », personne ne se doute que le monde est sur le point de changer pour toujours. Car le MANIAC, produit d’un esprit logique, cynique et visionnaire, ouvre les perspectives infinies de l’intelligence artificielle – à même de menacer la primauté de l’espèce humaine. Benjamín Labatut place von Neumann au centre d’un roman qui débute avec Paul Ehrenfest, physicien autrichien et ami d’Einstein devenu fou après avoir compris que la science et la technologie allaient devenir des forces tyranniques. MANIAC se conclut une centaine d’années plus tard, au cœur d’une partie de Go entre le Maître sud-coréen Lee Sedol et AlphaGo, un programme d’intelligence artificielle. Le monde assiste alors à la naissance d’une forme d’intelligence encore hybride et capricieuse, qui se trompe, mais agit aussi par inspiration pure. Et d’autres suivront, toujours plus puissantes, toujours plus terrifiantes…  Triptyque inquiétant sur les rêves du XXe siècle et les cauchemars du XXIe, MANIAC entraîne le lecteur dans les labyrinthes de la science moderne et lui laisse entrevoir l’obscurité qui la nourrit. Un roman vertigineux sur les limites de la pensée et les délires de la raison.

Dans sa troisième partie, l'auteur raconte le match entre AlphaGo et Le Sedol mais il se permet quelques inexactitudes pour mieux captiver le lecteur.

Cet extrait couvre la première partie du Google Deepmind Challenge. AlphaGo a créé la surprise et les humains, experts du jeu de go en particulier, n'étaient pas prêts pour prévoir l'issue du match.

Une invasion soudaine, brutale


Lee Sedol prit une pierre noire dans son bol et la posa dans le coin supérieur droit du plateau.
Non loin de la salle des joueurs, au sixième étage du tout nouvel hôtel
Four Seasons de Séoul, plus de deux cents journalistes venus du monde entier avaient les yeux rivés sur les écrans de retransmission. À leurs côtés, des experts-commentateurs attendaient avec impatience d'analyser chaque coup pour les plus de cent mille personnes connectées au flux YouTube de l'événement et les soixante millions de téléspectateurs branchés sur les sept chaînes du Japon, de Chine et de Corée du Sud qui diffuseraient en direct l'ensemble du tournoi. Lee Sedol avait pris place dans la salle de jeu un espace dépouillé ne contenant qu'une table, deux fauteuils en cuir noir, quelques caméras et les trois juges supervisant la partie depuis une plate-forme surélevée, tout au fond – isolée de l'agitation du dehors, après avoir traversé les couloirs de marbre de ce cinq-étoiles, éclairés par d'énormes lustres dorés. En face de Lee Sedol, de l'autre côté du plateau, était assis Aja Huang, programmeur principal de DeepMind chargé de jouer les coups sélectionnés par l'agent intelligent AlphaGo, dès qu'il les verrait apparaître sur l'écran d'un petit ordinateur portable, sur sa gauche; deux ans plus tard, après que les cinq parties eurent été jouées, après que Lee Sedol eut choqué le monde en annonçant sa retraite soudaine de sa voix creuse et essoufflée, le maître sud-coréen ne put s'empêcher de se moquer de l'étrange immobilité de Huang tout au long de ce tournoi, qui avait duré cinq jours. « Aja Huang... Le simple fait de penser à lui me fait rire. Quel homme remarquable, vraiment. C'est juste un être humain, n'est-ce pas ? AlphaGo est l'IA. Mais je croyais presque que l'artificiel, c'était lui. Parce que non seulement il avait le visage impassible, mais on aurait dit une marionnette. Il n'est pas allé une seule fois aux toilettes, ne s'est jamais levé de son fauteuil. Et il prenait de toutes petites gorgées d'eau, vraiment minuscules, qui étaient incroyablement bizarres. Je ne savais pas si c'était de l'eau, parce qu'il mouillait juste ses lèvres, comme un robot ou un animal à un trou d'eau. Et ses gestes étaient extrêmement lents, délibérés, avec beaucoup de patience et de précision. Et il n'a jamais croisé mon regard. Pas une seule fois! Je n'arrêtais pas de le regarder en me demandant: Qui est-il réellement ? C'était comme jouer au go avec un robot, un automate, un zombie insensible et sans cœur, ou un parfait idiot, un simple d'esprit. Plus tard, j'ai appris qu'il n'avait pas le droit de se rendre aux toilettes. Les gens de DeepMind ne l'autorisaient pas à le faire. Il n'avait pas non plus le droit d'exprimer la moindre émotion, pour ne rien trahir. Mais quand même, quand vous voyez cela chez quelqu'un, si une personne se comporte de cette manière devant vous, ça vous met très mal à l'aise. Plus que mal à l'aise ! J'avais envie de lui hurler dessus ou de me lever, de m'approcher et de le pincer, juste pour voir s'il était réel », se rappellerait Lee lors d'une interview en prime time à la télévision, se remémorant le tout premier jour de ce tournoi fatidique, et le tout premier coup joué par l'ordinateur, qui prit un temps anormalement long.

Les premiers coups, au jeu de go, ont tendance à être très rapides. Le plateau est vide, sans la moindre pierre, juste ce quadrillage sans fin, grouillant de possibles. Généralement, l'un des joueurs marque un territoire dans l'un des deux coins supérieurs, et son adversaire pose sa pierre du côté opposé. Il n'y a pas vraiment besoin de réfléchir, cela ne prend en temps normal que quelques secondes. Mais dans cette salle de l'hôtel Four Seasons, après que Lee Sedol eut fait son ouverture - peu conventionnelle, afin de s'écarter de la base de connaissance de l'ordinateur -, l'horloge commença à tourner, Aja Huang fixait son ordinateur, puis la pierre d'ardoise noire de Lee posée là sur le plateau, sa surface aplatie étincelant dans le feu des projecteurs, avant de se tourner à nouveau vers son écran, où tout ce qu'il pouvait voir, c'étaient les lignes du quadrillage et une minuscule boule tournoyante indiquant qu'AlphaGo était encore en train de calculer avant de prendre sa décision. Cinq, dix, quinze, vingt secondes s'écoulèrent, et les commentateurs sud-coréens, anxieux, se mirent à échanger des plaisanteries au sujet d'AlphaGo, tandis que dans la salle de contrôle de DeepMind, située deux étages plus bas, l'ensemble des vingt techniciens, y compris Demis Hassabis et son collègue David Silver, chercheur en chef du projet AlphaGo, étaient au bord de la panique. Le programme avait-il calé? Avait-il planté ? Bon Dieu, qu'est-ce qui pouvait bien prendre tout ce temps! Allaient-ils donc merder dès le premier coup du match?

Au bout d'une trentaine de secondes, Lee se mit à faire des grimaces. Tout cela avait donc été une erreur, une monumentale perte de son précieux temps. Il avait étudié les parties qu'AlphaGo avait disputées contre Fan Hui, le champion d'Europe, et n'avait rien vu d'extraordinaire ni chez l'un, ni chez l'autre. Comparé à Lee, Fan Hui n'était même pas un amateur. S'ils s'étaient affrontés tous les deux, cela aurait été comme si un enfant (pas particulièrement doué, qui plus est) jouait contre Go Seigen, le légendaire maître japonais. Lee n'avait pas non plus été impressionné par AlphaGo. Certes, ce programme savait jouer, et même avec un certain style que l'on ne trouvait pas souvent dans les programmes informatiques de ce genre, mais il était encore à mille lieues de son niveau. Google, la maison mère de DeepMind, avait offert un million de dollars de récompense au vainqueur de ce match, et la plupart de ceux qui avaient analysé les parties entre Fan Hui et AlphaGo estimaient que cela revenait à faire don de cette somme à Lee. En Corée du Sud, les joueurs de go professionnels disaient en plaisantant qu'ils étaient jaloux, car c'était à coup sûr l'argent le plus facile que se ferait jamais un joueur de haut niveau. Tout le monde en était convaincu : l'humain l'emporterait.

Lee lançait des regards moqueurs aux caméras et à Aja Huang, qui transpirait dans son fauteuil, s'efforçant de garder son calme pendant cette pause interminable du début, en repensant, peut-être, à ce que Lee avait déclaré lors de la conférence de presse inaugurale, organisée dans la salle de bal tape-à-l'œil du sixième étage, réaménagée pour accueillir le nombre considérable de correspondants étrangers qui occupaient le moindre centimètre carré des lieux: « Il y a une beauté dans le jeu de go, et je ne crois pas que les machines saisissent cette beauté. Je crois que l'intuition humaine est trop avancée pour que l'IA l'ait encore rattrapée; donc, ce qui m'inquiète n'est pas de savoir si je vais gagner ou pas. Ce qui m'inquiète, c'est de savoir si je vais gagner cinq à zéro, ou quatre à un. »

Une minute s'était écoulée quand un cercle blanc s'afficha sur l'écran d'ordinateur de Huang. Le programmeur saisit une pierre dans le bol posé devant lui et la posa avec délicatesse, dans un petit clic, du côté opposé du plateau, à la même hauteur que la pierre de Lee Sedol, là où quasiment tous les joueurs humains l'auraient placée.

S'ensuivit alors un enchaînement de coups rapides, et au bout d'une vingtaine d'échanges, nul ne semblait impressionné par la performance d'AlphaGo. Certains commentateurs exprimèrent même leur dégoût après qu’Aja Huang eut posé une pierre blanche particulièrement mal inspirée. « Ce programme a vraiment besoin d'un bon professeur qui lui donnera un coup sur la tête pour lui apprendre la sagesse après avoir joué un si mauvais coup. Tout le monde sait que ce coup n'est pas bon du tout. (...) Ces premiers coups blancs ne sont clairement pas optimaux et ressemblent à des erreurs de débutant! », s'exclama ainsi en direct la joueuse chinoise Guo Juan, 5e dan professionnelle, en secouant la tête pour marquer sa désapprobation. Pendant toute la phase d'ouverture de cette partie, Lee Sedol mena indubitablement, mais alors, au bout de deux heures, Huang plaça la 102e  pierre blanche sur la dixième ligne, au centre du plateau, à deux cases du bord gauche, et tout changea.

coup 102



C'était une invasion soudaine, brutale, du territoire de Lee. Avec cette seule pierre, AlphaGo venait de créer plusieurs positions compliquées, déclenchant des batailles aux quatre coins du plateau. C'était exactement le genre de coup sauvagement agressif qui avait fait la renommée de Lee Sedol, et le Gars de Bigeumdo n'en croyait pas ses yeux. Il resta bouche bée pendant vingt secondes cartoonesques, durant lesquelles il demeura absolument droit, les bras ballants, comme s'il avait perdu le contrôle de ses muscles. Totalement sidéré, il se balançait d’avant en arrière dans son fauteuil, tel un Play-mobil décharné, avec son costume trop large et sa coupe au bol. Lentement, il esquissa un sourire et se rassit au fond du fauteuil, posant la paume de sa main sur sa nuque, pour frotter ses trois grains de beauté dessinant un triangle déformé, qui ressemblaient à s'y méprendre à de minuscules pierres de go en céramique. Ce tic nerveux allait se reproduire souvent au cours de la partie, mais cette première fois-là, il retira brusquement la main de sa nuque puis se pencha au-dessus du plateau, les traits agités d'une foule d'émotions: choc, incrédulité et perplexité, qui cédèrent bientôt la place à la peur, puis à l'amusement, puis à quelque chose qui ressemblait fort à une joie pure. Comment un ordinateur avait-il pu jouer un coup si audacieux? demanderait-il à l'un de ses amis une fois la partie terminée. À cet instant, il n'arrivait tout simplement pas à comprendre ce qu'il avait sous les yeux. Il s'agissait là d'un tout autre niveau de jeu. Cela n'avait plus rien à voir avec l'AlphaGo qui avait battu le champion d'Europe. Mais comment diable l'algorithme avait-il pu s'améliorer à ce point en si peu de temps? Les parties contre Fan Hui s'étaient déroulées à peine cinq mois plus tôt. Lee réfléchit à son coup suivant pendant plus d'une dizaine de minutes, sourcils froncés, croisant et décroisant les jambes, plissant les yeux, se cachant le visage dans les mains, secouant la tête de temps à autre pour exprimer son incrédulité, puis s'immobilisant soudain, les yeux rivés sur le plateau, avant de placer sa pierre juste à côté de celle qu'AlphaGo avait jouée, sachant pertinemment que le vent venait de tourner, car tout un pan de territoire qu’il croyait tenir fermement se retrouvait dilapidé. Quatre-vingts coups plus tard, Lee Sedol prit une pierre blanche – pas une des noires, qui étaient les siennes – et la déposa au centre du plateau, abandonnant de la plus polie des manières.




Alphago Lee Se Dol 1ère partie

En fait, Lee Sedol avait sous-estimé la machine. Il avait pour son coup 7 joué un coup qui ressemblait au fuséki chinois mais qui s'en écartait un peu pour essayer de sortir des ouvertures classiques qui auraient pu être présentes dans la base de données qu'avait utilisé AlphaGo pour son aprentissage.Ensuite dans le bord Nord, s'était déroulé une séquence jugé jusqu'en 2016 comme défavorable pour Blanc (AlphaGo) mais qui s'est révélée en fait défavorable à Noir. A l'issue de ce combat initial, Blanc a en fait une dizaine de points d'avance. Il est donc faux de dire que Lee avait l'avantage.

Au coup 80, Alphago joue un coup jugé lent par les commentateurs. C'est un coup qui indique en fait qu'il pense avoir gagné et qui consolide sa position et sa victoire.

Le coup 102 et la séquence qui suit révèle l'aji sur le bord Est et force Lee Sedol à abandonner après une vie dans le coin Sud-Est qui aurait pu être encore  plus bénéfique si Alphago n'avait pas raté une petite possibilité supplémentaire d'augmenter l'écart.

Aja Huang est également mal présenté : c'est en fait le plus fort joueur de l'équipe DeepMind ( les autres, excepté Demis Hassabis qui serait environ Shodan, sont des informaticiens relativement faibles en tant que joueurs de go) et son classement en Europe est de 5e Dan amateur. Cela devait être difficile pour lui de ne rien laisser paraitre alors qu'il comprenait assez bien la partie.


 Dernière mise à jour 21/02/2025

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