Maniac
Benjamin Labafut 2024
Une
invasion soudaine, brutale
Lee
Sedol prit une pierre noire dans son bol et
la posa dans le coin supérieur droit du plateau.
Non
loin de la salle des joueurs, au sixième
étage du tout nouvel hôtel Four
Seasons
de Séoul, plus de deux cents
journalistes venus du monde entier avaient les yeux rivés sur les
écrans de
retransmission. À leurs côtés, des experts-commentateurs attendaient
avec
impatience d'analyser chaque coup pour les plus de cent mille personnes
connectées
au flux YouTube de l'événement et les soixante millions de
téléspectateurs
branchés sur les sept chaînes du Japon, de Chine et de Corée du Sud qui
diffuseraient en direct l'ensemble du tournoi. Lee Sedol avait pris
place dans
la salle de jeu un espace dépouillé ne contenant qu'une table, deux
fauteuils
en cuir noir, quelques caméras et les trois juges supervisant la partie
depuis
une plate-forme surélevée, tout au fond – isolée de l'agitation du
dehors,
après avoir traversé les couloirs de marbre de ce cinq-étoiles,
éclairés par
d'énormes lustres dorés. En face de Lee Sedol, de l'autre côté du
plateau, était
assis Aja Huang, programmeur principal de DeepMind chargé de jouer les
coups
sélectionnés par l'agent intelligent AlphaGo, dès qu'il les verrait
apparaître
sur l'écran d'un petit ordinateur portable, sur sa gauche; deux ans
plus tard,
après que les cinq parties eurent été jouées, après que Lee Sedol eut
choqué le
monde en annonçant sa retraite soudaine de sa voix creuse et
essoufflée, le
maître sud-coréen ne put s'empêcher de se moquer de l'étrange
immobilité de
Huang tout au long de ce tournoi, qui avait duré cinq jours. « Aja
Huang... Le simple fait de penser à lui me fait rire. Quel homme
remarquable,
vraiment. C'est juste un être humain, n'est-ce pas ? AlphaGo est l'IA.
Mais je
croyais presque que l'artificiel, c'était lui. Parce que non seulement
il avait
le visage impassible, mais on aurait dit une marionnette. Il n'est pas
allé une
seule fois aux toilettes, ne s'est jamais levé de son fauteuil. Et il
prenait
de toutes petites gorgées d'eau, vraiment minuscules, qui étaient
incroyablement
bizarres. Je ne savais pas si c'était de l'eau, parce qu'il mouillait
juste ses
lèvres, comme un robot ou un animal à un trou d'eau. Et ses gestes
étaient extrêmement
lents, délibérés, avec beaucoup de patience et de précision. Et il n'a
jamais
croisé mon regard. Pas une seule fois! Je n'arrêtais pas de le regarder
en me
demandant: Qui est-il réellement ?
C'était comme jouer au go avec un robot, un automate, un zombie
insensible et
sans cœur, ou un parfait idiot, un simple d'esprit. Plus tard, j'ai
appris
qu'il n'avait pas le droit de se rendre aux toilettes. Les gens de
DeepMind ne
l'autorisaient pas à le faire. Il n'avait pas non plus le droit
d'exprimer la
moindre émotion, pour ne rien trahir. Mais quand même, quand vous voyez
cela
chez quelqu'un, si une personne se comporte de cette manière devant
vous, ça
vous met très mal à l'aise. Plus que mal à l'aise ! J'avais envie de
lui hurler
dessus ou de me lever, de m'approcher et de le pincer, juste pour voir
s'il
était réel », se rappellerait Lee lors d'une interview en prime
time à la télévision, se remémorant le tout premier jour de
ce tournoi fatidique, et le tout premier coup joué par l'ordinateur,
qui prit
un temps anormalement long.
Les
premiers coups, au jeu de go, ont tendance à être
très rapides. Le plateau est vide, sans la moindre pierre, juste ce
quadrillage
sans fin, grouillant de possibles. Généralement, l'un des joueurs
marque un
territoire dans l'un des deux coins supérieurs, et son adversaire pose
sa
pierre du côté opposé. Il n'y a pas vraiment besoin de réfléchir, cela
ne prend
en temps normal que quelques secondes. Mais dans cette salle de l'hôtel
Four Seasons,
après que Lee Sedol eut
fait son ouverture - peu conventionnelle, afin de s'écarter de la base
de
connaissance de l'ordinateur -, l'horloge commença à tourner, Aja Huang
fixait
son ordinateur, puis la pierre d'ardoise noire de Lee posée là sur le
plateau,
sa surface aplatie étincelant dans le feu des projecteurs, avant de se
tourner
à nouveau vers son écran, où tout ce qu'il pouvait voir, c'étaient les
lignes
du quadrillage et une minuscule boule tournoyante indiquant qu'AlphaGo
était
encore en train de calculer avant de prendre sa décision. Cinq, dix,
quinze,
vingt secondes s'écoulèrent, et les commentateurs sud-coréens, anxieux,
se
mirent à échanger des plaisanteries au sujet d'AlphaGo, tandis que dans
la
salle de contrôle de DeepMind, située deux étages plus bas, l'ensemble
des
vingt techniciens, y compris Demis Hassabis et son collègue David
Silver, chercheur
en chef du projet AlphaGo, étaient au bord de la panique. Le programme
avait-il
calé? Avait-il planté ? Bon Dieu, qu'est-ce qui pouvait bien prendre
tout ce
temps! Allaient-ils donc merder dès le premier coup du match?
Au
bout d'une trentaine de secondes, Lee se mit
à faire des grimaces. Tout cela avait donc été une erreur, une
monumentale
perte de son précieux temps. Il avait étudié les parties qu'AlphaGo
avait
disputées contre Fan Hui, le champion d'Europe, et n'avait rien vu
d'extraordinaire
ni chez l'un, ni chez l'autre. Comparé à Lee, Fan Hui n'était même pas
un
amateur. S'ils s'étaient affrontés tous les deux, cela aurait été comme
si un
enfant (pas particulièrement doué, qui plus est) jouait contre Go
Seigen, le
légendaire maître japonais. Lee n'avait pas non plus été impressionné
par
AlphaGo. Certes, ce programme savait jouer, et même avec un certain
style que
l'on ne trouvait pas souvent dans les programmes informatiques de ce
genre,
mais il était encore à mille lieues de son niveau. Google, la maison
mère de
DeepMind, avait offert un million de dollars de récompense au vainqueur
de ce
match, et la plupart de ceux qui avaient analysé les parties entre Fan
Hui et
AlphaGo estimaient que cela revenait à faire don de cette somme à Lee.
En Corée
du Sud, les joueurs de go professionnels disaient en plaisantant qu'ils
étaient
jaloux, car c'était à coup sûr l'argent le plus facile que se ferait
jamais un
joueur de haut niveau. Tout le monde en était convaincu : l'humain
l'emporterait.
Lee
lançait des regards moqueurs aux caméras et à Aja
Huang, qui transpirait dans son fauteuil, s'efforçant de garder son
calme
pendant cette pause interminable du début, en repensant, peut-être, à
ce que
Lee avait déclaré lors de la conférence de presse inaugurale, organisée
dans la
salle de bal tape-à-l'œil du sixième étage, réaménagée pour accueillir
le
nombre considérable de correspondants étrangers qui occupaient le
moindre
centimètre carré des lieux: « Il y a une beauté dans le jeu de go, et
je ne
crois pas que les machines saisissent cette beauté. Je crois que
l'intuition
humaine est trop avancée pour que l'IA l'ait encore rattrapée; donc, ce
qui
m'inquiète n'est pas de savoir si je vais gagner ou pas. Ce qui
m'inquiète,
c'est de savoir si je vais gagner cinq à zéro, ou quatre à un. »
Une
minute s'était écoulée quand un cercle blanc s'afficha
sur l'écran d'ordinateur de Huang. Le programmeur saisit une pierre
dans le bol
posé devant lui et la posa avec délicatesse, dans un petit clic, du
côté opposé
du plateau, à la même hauteur que la pierre de Lee Sedol, là où
quasiment tous
les joueurs humains l'auraient placée.
S'ensuivit alors un enchaînement de coups rapides, et au bout d'une vingtaine d'échanges, nul ne semblait impressionné par la performance d'AlphaGo. Certains commentateurs exprimèrent même leur dégoût après qu’Aja Huang eut posé une pierre blanche particulièrement mal inspirée. « Ce programme a vraiment besoin d'un bon professeur qui lui donnera un coup sur la tête pour lui apprendre la sagesse après avoir joué un si mauvais coup. Tout le monde sait que ce coup n'est pas bon du tout. (...) Ces premiers coups blancs ne sont clairement pas optimaux et ressemblent à des erreurs de débutant! », s'exclama ainsi en direct la joueuse chinoise Guo Juan, 5e dan professionnelle, en secouant la tête pour marquer sa désapprobation. Pendant toute la phase d'ouverture de cette partie, Lee Sedol mena indubitablement, mais alors, au bout de deux heures, Huang plaça la 102e pierre blanche sur la dixième ligne, au centre du plateau, à deux cases du bord gauche, et tout changea.
C'était
une invasion soudaine, brutale, du
territoire de Lee. Avec cette seule pierre, AlphaGo venait de créer
plusieurs
positions compliquées, déclenchant des batailles aux quatre coins du
plateau.
C'était exactement le genre de coup sauvagement agressif qui avait fait
la
renommée de Lee Sedol, et le Gars de Bigeumdo n'en croyait pas ses
yeux. Il
resta bouche bée pendant vingt secondes cartoonesques, durant
lesquelles il
demeura absolument droit, les bras ballants, comme s'il avait perdu le
contrôle
de ses muscles. Totalement sidéré, il se balançait d’avant en arrière
dans son
fauteuil, tel un Play-mobil décharné, avec son costume trop large et sa
coupe au
bol. Lentement, il esquissa un sourire et se rassit au fond du
fauteuil, posant
la paume de sa main sur sa nuque, pour frotter ses trois grains de
beauté
dessinant un triangle déformé, qui ressemblaient à s'y méprendre à de
minuscules pierres de go en céramique. Ce tic nerveux allait se
reproduire
souvent au cours de la partie, mais cette première fois-là, il retira
brusquement la main de sa nuque puis se pencha au-dessus du plateau,
les traits
agités d'une foule d'émotions: choc, incrédulité et perplexité, qui
cédèrent
bientôt la place à la peur, puis à l'amusement, puis à quelque chose
qui ressemblait
fort à une joie pure. Comment un ordinateur avait-il pu jouer un coup
si
audacieux? demanderait-il à l'un de ses amis une fois la partie
terminée. À cet
instant, il n'arrivait tout simplement pas à comprendre ce qu'il avait
sous les
yeux. Il s'agissait là d'un tout autre niveau de jeu. Cela n'avait plus
rien à
voir avec l'AlphaGo qui avait battu le champion d'Europe. Mais comment
diable
l'algorithme avait-il pu s'améliorer à ce point en si peu de temps? Les
parties
contre Fan Hui s'étaient déroulées à peine cinq mois plus tôt. Lee
réfléchit à
son coup suivant pendant plus d'une dizaine de minutes, sourcils
froncés,
croisant et décroisant les jambes, plissant les yeux, se cachant le
visage dans
les mains, secouant la tête de temps à autre pour exprimer son
incrédulité,
puis s'immobilisant soudain, les yeux rivés sur le plateau, avant de
placer sa
pierre juste à côté de celle qu'AlphaGo avait jouée, sachant
pertinemment que
le vent venait de tourner, car tout un pan de territoire qu’il croyait
tenir
fermement se retrouvait dilapidé. Quatre-vingts coups plus tard, Lee
Sedol prit
une pierre blanche – pas une des noires, qui étaient les siennes – et
la déposa
au centre du plateau, abandonnant de la plus polie des manières.
Alphago Lee Se Dol 1ère partie
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En fait, Lee Sedol avait sous-estimé la machine. Il avait pour son coup 7 joué un coup qui ressemblait au fuséki chinois mais qui s'en écartait un peu pour essayer de sortir des ouvertures classiques qui auraient pu être présentes dans la base de données qu'avait utilisé AlphaGo pour son aprentissage.Ensuite dans le bord Nord, s'était déroulé une séquence jugé jusqu'en 2016 comme défavorable pour Blanc (AlphaGo) mais qui s'est révélée en fait défavorable à Noir. A l'issue de ce combat initial, Blanc a en fait une dizaine de points d'avance. Il est donc faux de dire que Lee avait l'avantage.
Au coup 80, Alphago joue un coup jugé lent par les commentateurs. C'est un coup qui indique en fait qu'il pense avoir gagné et qui consolide sa position et sa victoire.
Le coup 102 et la
séquence qui suit révèle l'aji sur le bord Est et force Lee Sedol à
abandonner après une vie dans le coin Sud-Est qui aurait pu être
encore plus bénéfique si Alphago n'avait pas raté une petite
possibilité supplémentaire d'augmenter l'écart.
Aja Huang est
également mal présenté : c'est en fait le plus fort joueur de l'équipe
DeepMind ( les autres, excepté Demis Hassabis qui serait environ
Shodan, sont des informaticiens relativement faibles en tant que
joueurs de go) et son classement en Europe est de 5e Dan amateur. Cela
devait être difficile pour lui de ne rien laisser paraitre alors qu'il
comprenait assez bien la partie.
Dernière mise à jour 21/02/2025