Extrait du roman L’élégance du hérisson de Muriel Barbery

Pensée profonde n° 7



Construire
Tu vis
Tu meurs
Ce sont
Des conséquences


Plus le temps passe, plus je suis résolue à mettre le feu ici. Sans parler de me suicider. Il faut se rendre compte : je me suis pris un savon par papa parce que j’ai repris un de ses invités qui disait une chose fausse. En fait, c’était le père de Tibère. Tibère, c’est le copain de ma sœur. Il fait Normale sup comme elle, mais en maths. Quand je pense qu’on appelle ça l’élite… La seule différence que je vois entre Colombe, Tibère, leurs copains et une bande de jeunes « du peuple », c’est que ma sœur et ses potes sont plus bêtes. Ça boit, ça fume, ça parle comme dans les cités et ça s’échange des paroles du type : « Hollande a flingué Fabius avec son référendum, vous avez vu ça, un vrai killer, le keum » (véridique) ou bien : « Tous les DR (les directeurs de recherche) qui sont nommés depuis deux ans sont des fachos de base, la droite verrouille, faut pas merder avec son directeur de thèse » (tout frais d’hier). Un niveau en dessous, on a droit à : « En fait, la blonde que J.-B. mate, c’est une angliciste, une blonde, quoi » (idem) et un niveau au-dessus : « La conf. De Marian, c’était de la balle quand il a dit que l’existence n’est pas l’attribut premier de Dieu » (idem, juste après la clôture du dossier blonde angliciste). Que voulez-vous que j’en pense ? Le pompon, le voilà (au mot près)) : « C’est pas parce qu’on n’est pas capable de voir la puissance de l’ontologie métaphysique. Ouais, ce qui compte, c’est la puissance conceptuelle, pas la vérité. Et Marian, ce sale curé, il assure, le bougre, hein, ça calme. »

Les perles blanches
Sur mes manches tombées quand le cœur encore plein
Nous nous quittâmes
Je les emporte
Comme un souvenir de vous


(Kokinshu)

Je me suis mos les boules Quies en mousse jaune de maman et j’ai lu des haikus dans l’Anthologie de la poésie japonaise classique de papa, pour ne pas entendre leur conversation de dégénérés. Après, Colombe et Tibère sont restés seuls et ont fait des bruits immondes en sachant très bien que je les entendais. Comble de malheur, Tibère est resté dîner parce que maman avait invité ses parents. Le père de Tibère est producteur de cinéma, sa mère a une galerie d’art quai de seine. Colombe est complètement folle des parents de Tibère, elle part avec eux le week-end prochain à Venise, bon débarras, je vais être tranquille pendant trois jours.
Donc, au dîner, le père de Tibère a dit : « Comment, vous ne connaissez pas le go, ce fantastique jeu japonais ? Je produis en ce moment une adaptation du roman de Sa Shan, La Joueuse de go, c’est un jeu fa-bu-leux, l’équivalent japonais des échecs. Voilà encore une invention que nous devons aux japonais, c’est fa-bu-leux, je vous l’assure ! » Et il s’est mis à expliquer les règles du go. C’était n’importe quoi. Et d’une, ce sont les Chinois qui ont inventé le go. Je le sais parce que j’ai lu le manga culte dur le go. Ça s’appelle Hikaru No Go. Et de deux, ce n’est pas un équivalent japonais des échecs. À part le fait que c’est un jeu de plateau et que les deux adversaires s’affrontent avec des pièces noires et blanches, c’est aussi différent qu’un chien d’un chat. Aux échecs, il faut tuer pour gagner. Au go, il faut construire pour vivre. Et de trois, certaines des règles énoncées par monsieur-je-suis-le-père-d’un-crétin étaient fausses. Le but du jeu n’est pas de manger l’autre mais de construire un plus grand territoire. La règle de prise des pierres stipule qu’on peut se « suicider » si c’est pour prendre des pierres adverses et non qu’on a interdiction formelle d’aller là où on est automatiquement pris. Etc.
Alors quand monsieur-j’ai-mis-au-monde-une-pustule a dit : « Le système de classement des joueurs commence à 1 kyu et ensuite on monte jusqu’à 30 kyu puis après on passe aux dans : 1er dan, puis 2e, etc. » , je n’ai pas pu me retenir, j’ai dit : « Non, c’est dans l’ordre inverse : ça commence à 30 kyu et après on monte jusqu’à 1. »
Mais monsieur-pardonnez-moi-je-ne-savais-pas-ce-que-je-faisais s’est obstiné d’un air mauvais : « Non, chère demoiselle, je crois bien que j’ai raison. » J’ai fait non de la tête pendant que papa fronçait les sourcils en me regardant. Le pire, c’est que j’ai été sauvé par Tibère. « Mais si, papa, elle a raison, 1er kyu, c’est le plus fort. » Tibère est un matheux, il joue aux échecs et au go. Je déteste cette idée. Les belles choses doivent appartenir aux belles gens. Mais toujours est-il que le père de Tibère avait tort et que papa après le dîner, m’a dit avec colère : « Si tu n’ouvres la bouche que pour ridiculiser nos invités, abstiens-toi. » Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Ouvrir la bouche comme Colombe pour dire : « La programmation des Amandiers me laisse perplexe » alors qu’elle serait bien incapable de citer un vers de Racine, sans parler d’en voir la beauté ? Ouvrir la bouche pour dire, comme maman : « Il paraît que la Biennale de l’an passé était très décevante » alors qu’elle se tuerait pour ses plantes en laissant brûler tout Vermeer ? Ouvrir la bouche pour dire comme papa : « L’exception culturelle française est un paradoxe subtil », ce qui est au mot près ce qu’il a dit aux seize dîners précédents ? Ouvrir la bouche comme la mère de Tibère pour dire : « Aujourd’hui, dans Paris, vous ne trouvez presque plus de bons fromagers », sans contradiction, cette fois, avec sa nature profonde de commerçante auvergnate ?
Quand je pense au go… Un jeu dont le but est de construire du territoire, c’est forcément beau. Il peut y avoir des phase de combat mais elles ne sont que des moyens au service de la fin, faire vivre ses territoires. Une des plus belles réussites du jeu de go, c’est qu’il est prouvé que, pour gagner, il faut vivre mais aussi laisser vivre l’autre. Celui qui est trop avide perd la partie : c’est un subtil jeu d’équilibre où il faut réaliser l’avantage sans écraser l’autre. Finalement, la vie et la mort n’y sont que la conséquence d’une construction bine ou mal bâtie. C’est ce que dit un des personnages de Taniguchi : tu vis, tu meurs, ce sont des conséquences. C’est un proverbe de go et un proverbe de vie.
Vivre, mourir : ce ne sont que des conséquences de ce qu’on a construit. Ce qui compte, c’est de bien construire. Alors voilà, je me suis donné une nouvelle astreinte ; je vais arrêter de défaire, de déconstruire, je vais me mettre à construire. Même Colombe, j’en ferai quelque chose de positif. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait au moment où on meurt et le 16 juin prochain, je veux mourir en construisant.

 Dernière mise à jour 29/11/2012

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