Extrait du roman L’élégance du hérisson de Muriel Barbery
Pensée profonde n° 7
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Cascade du hérisson dite l'éventail (Jura) |
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Donc, au dîner, le père de Tibère a dit : « Comment, vous ne connaissez
pas le go, ce fantastique jeu japonais ? Je produis en ce moment une
adaptation du roman de Sa
Shan, La Joueuse de go, c’est un jeu fa-bu-leux, l’équivalent
japonais des échecs. Voilà encore une invention que nous devons aux
japonais, c’est fa-bu-leux, je vous l’assure ! » Et il s’est mis à
expliquer les règles du go. C’était n’importe quoi. Et d’une, ce sont
les Chinois qui ont inventé le go. Je le sais parce que j’ai lu le
manga culte
sur le go. Ça s’appelle
Hikaru No Go. Et de deux, ce n’est pas un équivalent japonais
des échecs. À part le fait que c’est un jeu de plateau et que les deux
adversaires s’affrontent avec des pièces noires et blanches, c’est
aussi différent qu’un chien d’un chat. Aux échecs, il
faut tuer pour gagner. Au go, il faut construire pour vivre. Et de
trois, certaines des règles énoncées par
monsieur-je-suis-le-père-d’un-crétin étaient fausses. Le but du jeu
n’est pas de manger l’autre mais de construire un plus grand
territoire. La règle de prise des pierres stipule qu’on peut se «
suicider » si c’est pour prendre des pierres adverses et non qu’on a
interdiction formelle d’aller là où on est automatiquement pris. Etc.
Alors quand monsieur-j’ai-mis-au-monde-une-pustule a dit : « Le système
de classement des joueurs commence à 1 kyu et ensuite on monte jusqu’à
30 kyu puis après on passe aux dans : 1er dan, puis 2e, etc. »
, je n’ai pas pu me retenir, j’ai dit : « Non, c’est dans l’ordre
inverse : ça commence à 30 kyu et après on monte jusqu’à 1. »
Mais monsieur-pardonnez-moi-je-ne-savais-pas-ce-que-je-faisais s’est
obstiné d’un air mauvais : « Non, chère demoiselle, je crois bien que
j’ai raison. » J’ai fait non de la tête pendant que papa fronçait les
sourcils en me regardant. Le pire, c’est que j’ai été sauvé par Tibère.
« Mais si, papa, elle a raison, 1er kyu, c’est le plus fort. » Tibère
est un matheux, il joue aux échecs et au go. Je déteste cette idée. Les
belles choses doivent appartenir aux belles gens.
...
Quand je pense au go… Un jeu dont le but est de
construire du territoire, c’est forcément beau. Il peut y avoir des
phase de combat mais elles ne sont que des moyens au service de la fin,
faire vivre ses territoires. Une des plus belles réussites du jeu de
go, c’est qu’il est prouvé que, pour gagner, il faut vivre mais aussi
laisser vivre l’autre. Celui qui est trop avide perd la partie : c’est
un subtil jeu d’équilibre où il faut réaliser l’avantage sans écraser
l’autre. Finalement, la vie et la mort n’y sont que la conséquence
d’une construction bien ou mal bâtie. C’est ce que dit un des
personnages de Taniguchi : tu vis, tu meurs, ce sont des conséquences.
C’est un proverbe de go et un proverbe de vie.
Vivre, mourir : ce ne sont que des conséquences de ce qu’on a
construit. Ce qui compte, c’est de bien construire. Alors voilà, je me
suis donné une nouvelle astreinte ; je vais arrêter de défaire, de
déconstruire, je vais me mettre à construire. Même Colombe, j’en ferai
quelque chose de positif. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait au moment
où on meurt et le 16 juin prochain, je veux mourir en construisant.
Dernière mise à jour 29/11/2012