Extrait du grand roman des maths par Mickaël Launay

Le 10 mars 2016, le monde a les yeux braqués vers Séoul. C’est là que se tient le match tant attendu de jeu de go opposant le meilleur joueur du monde, le Coréen Lee Sedol, à l’ordinateur AlphaGo. La partie retransmise en direct sur Internet et par plusieurs chaînes de télévision est suivi par des centaines de millions de personnes dans le monde. L’ambiance est tendue. Jamais encore un ordinateur n’a battu un humain de ce niveau.

Le go est réputé être l’un des jeux les plus difficiles à apprendre à une machine. Sa stratégie demande aux joueurs une importante dose d’intuition et de créativité. Or si les machines sont très fortes en calcul, il est bien plus difficile de trouver les algorithmes simulant des comportements instinctifs. D’autres jeux célèbres, comme les échecs, sont bien plus calculatoires. C’est la raison pour laquelle l’ordinateur Deep Blue était parvenu à battre le champion russe d’échecs Garry Kasparov dès 1997 dans un match qui avait également fait grand bruit. Sur d’autres jeux comme les dames, les ordinateurs sont même parvenus à mettre au point une stratégie imbattable. Plus aucun humain ne peut espérer battre un ordinateur aux dames. Tout juste peut-il arracher une partie nulle en jouant à la perfection. Dans la famille des grands jeux de stratégie, le go restait donc en 2016 le dernier à résister encore et toujours à l’assaut des machines.

Au bout d’une heure de jeu, nous sommes au trente-septième coup et la partie semble serrée. C’est alors qu’AlphaGo va stupéfier tous les spécialistes qui suivent la partie. L’ordinateur décide de jouer sa pierre noire en position O10. Sur Internet, le commentateur qui décrypte et analyse les coups en direct écarquille les yeux, pose la pierre sur son plateau de démonstration, puis la reprend en hésitant. Il revérifie sur son écran et la replace finalement. « C’est un coup, très étonnant ! » s’exclame-t-il alors avec un sourire perplexe. « Ce doit être une erreur », reprend le deuxième animateur. Aux quatre coins du monde, les plus grands spécialistes du jeu expriment la même stupéfaction. L’ordinateur venait de faire une énorme erreur ou venait-il au contraire d’avoir un coup de génie ? Trois heures et demie et cent soixante-quatorze coups plus tard, la réponse tomba sans appel avec l’abandon du champion coréen. La machine avait gagné.

Après la partie, les adjectifs ne manquèrent pas pour qualifier le fameux coup 37. Créatif. Unique. Fascinant. Aucun humain n’aurait joué un tel coup que les stratégies traditionnelles considèrent comme mauvais, mais qui venait pourtant de mener à la victoire ! La question se pose alors : comment un ordinateur, qui pourtant ne fait que suivre un algorithme écrit par des humains peut-il faire preuve de créativité ?

La réponse à cette question se trouve dans de nouveaux types d’algorithmes d’apprentissage. Les programmeurs n’ont pas réellement appris à jouer à l’ordinateur. Ils lui ont appris à apprendre à jouer. Durant ses séances d’entrainement, AlphaGo a passé des milliers d’heures à jouer contre lui-même et à détecter tout seul les coups menant à la victoire. Une autre de ses caractéristiques est l’introduction du hasard dans son algorithme. Les combinaisons possibles au go sont bien trop nombreuses pour pouvoir être toutes calculées, même par un ordinateur. Pour y remédier, AlphaGo tire au sort les voies qu’il va explorer et utilise la théorie des probabilités. L’ordinateur ne teste qu’un petit échantillon de toutes les combinaisons possibles et, de la même façon qu’un sondage estime les caractéristiques d’une population entière à partir d’un petit groupe, détermine les coups qui ont le plus de chance de le mener à la victoire. Voilà en partie le secret de l’intuition et de l’originalité d’AlphaGo : ne pas réfléchir de façon systématique, mais peser les futurs possibles selon leurs probabilités.

Au-delà des jeux de stratégie, les ordinateurs, munis d’algorithmes de plus en plus complexes et performants, semblent aujourd’hui en mesure de dépasser les hommes dans la plupart de leurs compétences. Ils conduisent des voitures, participent à des opérations chirurgicales, peuvent créer de la musique ou peindre des tableaux originaux. Difficiles d’imaginer une activité humaine qui, d’un point de vue technique, ne puisse être réalisée par une machine pilotée par un algorithme adapté.

Face à ces progrès fulgurants accomplis en quelques décennies seulement, qui sait ce dont seront capables les ordinateurs du futur? Et qui sait s’ils ne seront pas un jour en mesure d’inventer seuls de nouvelles mathématiques ? Pour l’instant, le jeu mathématique reste trop complexe pour que les ordinateurs puissent y laisser libre cours à leur créativité. Leur utilisation y demeure essentiellement technique et calculatoire. Mais peut-être qu’un jour un descendant d’AlphaGo produira un théorème inédit qui tel le coup 37 de leur ancêtre, laissera pantois tous les plus grands savants de la planète. Difficile de pronostiquer ce que seront les prouesses des machines de demain, mais il serait surprenant qu’elles ne nous surprennent pas.

 

 Dernière mise à jour 20/08/2020

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