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ou Comment j'ai été 3è dan pendant douze jours

Gérard Gabella - 1999 - RFG N° 86

A l'initiative prise il y a quelques années par l'un des membres éminents du club de Go de Kamakura, près de Tokyo, un joueur du club de Paris est invité tous les ans à aller passer quelques semaines là-bas. Cette année j'ai eu ce privilège, et il m'a semblé normal de partager un peu de cette expérience avec ceux qui pourraient être intéressés.

Pour quelqu'un qui va pour la première fois au Japon et qui y passe deux semaines, il y aurait à écrire sur beaucoup des aspects frappants de ce pays : au hasard, les temples, les jardins, l'incroyable hospitalité japonaise, la gare centrale de Tokyo aux heures de pointe, la propreté, le coût de la vie, la soupe au petit déjeuner; les toilettes électroniques, la rareté des occidentaux, Kyoto en vélo, ... mais je vais garder tout ça pour une autre fois et vous parler du Go tel que je l'ai vu au Japon, principalement à Kamakura.

Kamakura

Ancienne ville capitale du japon (au XIIIè siècle), donc chargée d'histoire et comptant temples et édifices religieux en grand nombre qui attirent tous les jours de l'année touristes, pèlerins et groupes d'écoliers.

Située à une heure de train du centre de Tokyo, au bord du Pacifique (plage de sable blanc), entourée de zones résidentielles, on sent que ce n'est pas par hasard si cette ville est jumelée avec Nice. Comme Nice (ou Cannes) la population donne l'impression d'être aisée, d'une moyenne d'âge élevée et globalement moins stressée que ceux qui sont dans des zones un peu plus industrielles.

Le club de go de kamakura (kamakura go centre) - Premières impressions

A 20 mètres de la sortie de la gare, au deuxième étage d'un immeuble sur la place principale. Une salle sans style comprenant un accueil, 25 tables, un espace salon et un coin cuisine. Aussi, une télé magnétoscope, une vidéothèque et une bibliothèque de Go, des panneaux aux murs répartissant les joueurs par force et servant manifestement à porter les résultats des différents tournois permanents du club.

Premier soulagement pour mes vieux os : on joue sur des tables basses assis sur des chaises basses, je ne vais pas passer des heures assis en tailleur !

Sur les 25 tables, 25 gobans bien patinés, 24 de 7-8 cm d'épaisseur, avec des pierres en pâte de verre de bonne épaisseur, et des bols en bois ou en plastique.

Un goban qui fait les 17 cm d'épaisseur réglementaires, des pierres blanches en coquillage d'une épaisseur et d'un grain très respectables (j'apprendrai plus tard - merci Luc Vannier - que chacune de ces pierres coûte 25 francs, faites la multiplication !), et les pierres noires comme on aimerait en voir plus souvent ; bols à l'avenant.

De chaque côté des 25 gobans, un joueur. Soit cinquante personnes, dont la moyenne d'âge est largement supérieure à 60 ans en ce début de samedi après-midi.

C'est la première surprise : pas de gamins, pas de jeunes, pas d'étudiants, pas même de joueur entre trente et cinquante ans... une femme.

En soirée, la pyramide des âges change un peu ; à partir de 18 heures, commencent à arriver au club des "actifs", descendant du train, et qui vont passer une grande partie de la soirée, ou toute la soirée (jusqu'à 23 heures) au club.

Principalement pour jouer, mais aussi pour discuter, boire de la bière, du thé vert ou du sake.

La structure

Le club est un club privé, principalement animé par le gérant (Monsieur Washio) aidé d'une assistante, et souvent de sa femme. Autour de cette équipe "opérationnelle" un comité de joueurs, animé par son (non-executive) directeur.

Je l'ai mentionné plus haut, Kamakura est aisée, sinon riche.

La cotisation mensuelle pour appartenir au club est de quelques centaines de francs. Vous avez bien lu.

Elle est payée par la majorité des 350 membres du club, les autres versant une somme moins élevée, mais acquittant un droit de passage (environ 30 francs) à chaque visite.

Pour ce montant, le joueur a donc accès aux services suivants :

Ça parait exorbitant, mais il faut le mettre en regard du coût de la vie en général et particulièrement du prix de la cotisation des clubs de golf autour de Tokyo... Sachant que cette dernière activité est statutairement presque obligatoire pour tous les cadres de l'endroit, le Go c'est vraiment cheap !

Quant à Monsieur Washio, le gérant, il n'est manifestement pas préoccupé de faire de ce club une machine qui gagne du fric. On sent bien que l'essentiel de son attention vise à faire régner une bonne atmosphère dans cette salle, en veillant particulièrement à ce que ceux qui en veulent ne manquent pas de saké.

Les niveaux

A mon arrivée au club, on m'a d'abord envoyé poser mes bagages et me laver chez mes hôtes, puis retour au club, pot de bienvenue, et on m'assoit derrière un goban pour une série de parties.

- C'est quoi ton niveau à Paris ?
- 3è kyu

Quelques boites de bière et quelques parties plus tard :

- Bon à Kamakura, tu es 3è dan.

Vous pouvez l'imaginer, je suis allé me coucher content.

Cela dit, je n'avais été touché par aucune grâce : ils savent bien qu'il y une différence moyenne de quatre niveaux entre Paris et eux.

(la différence un peu plus importante dans mon cas est peut-être liée au fait qu'il y a bien longtemps, quand j'étais jeune et plein d'illusions, j'ai atteint le niveau de 1er kyu ; et après 15 heures de voyage, sans notion d'enjeu, j'ai peut-être trouvé deux trois coups que je ne serais pas aujourd'hui capable de reproduire "normalement" !)

En regardant les noms des joueurs affichés sur les murs, on se rend quand même compte que le club ne compte pas de joueurs en kyu. Peut-être peut-on aller jusqu'à supposer que les joueurs qui ne peuvent pas se prétendre au moins shodan se réservent la pudeur de ne pas dire qu'ils jouent au Go.

Les rencontres interclubs auxquelles Kamakura participe démontrent que le niveau du club est conforme à ce qui se passe dans l'ensemble du Japon.

Leur référence avec Paris est établie pour eux autour de quelques parties, apparemment serrées, jouées il y a quelques années entre notre André Moussa (1) et leur joueur le plus fort.

(1) André Moussa, 5 dan, a été 14 fois champion de France.


Le jeu

La plupart des parties jouées le sont à l'intérieur d'un tournoi permanent. Ce tournoi permet à tous les joueurs de même force de se rencontrer sur une période de deux mois, et ainsi d'étalonner leur progression et éventuellement de changer de niveau.

C'est à partir des résultats de ce tournoi qu'est établie l'échelle de niveau du club, pour la période de deux mois suivante.

Par ailleurs, pour les meilleurs, une reproduction à l'échelle et honorifique des trois grands tournois japonais Honinbo, Meijin et Kisei. Les règles présidant à la sélection et à la qualification des joueurs pouvant y participer sont les mêmes que pour les modèles.

On joue plutôt vite, sans pendule : une partie dure moins d'une heure. Le fuseki est extrêmement rapide. Les seuls moments de réflexion un peu prolongée se produisent en cas de combat, tsume-go ou semeai. D'ailleurs, dès que les deux joueurs se grattent la tête, ils attirent des spectateurs qui viennent se faire leur opinion sur la question. Idem pour les commentaires post-mortem : seuls les combats ou les séquences de tsumego fournissent matière à discussion. Les joueurs les plus forts donnent leur avis s'ils en ont envie, mais ne sont pas sollicités par les autres.

On parle en jouant. Assez souvent. On n'hésite pas à faire voir à son adversaire qu'on a compris dans quel piège il voulait nous faire tomber. On n'hésite pas non plus en début de chuban à compter ses points et à faire référence aux moyos adverses en prononçant le mot "damé" !

On boit (normalement) et on fume (beaucoup).

Les relations club - fédé (un sujet bien de chez nous !)

Pour les membres du Club, la Nihon-ki-in est lointaine, peu utile et pauvre.

Pour les dirigeants, la formulation est un peu plus nuancée :

- Oui, le club cotise à la Nihon-ki-in, et, à part une remise sur les produits achetés par les membres, n'en retire pas grand chose.

Non, je n'ai pas demandé quel est le montant exact de la cotisation.

On verra plus tard que la notion de pauvreté est relative, mais apparemment, contrairement à la fédération française de football qui vend les droits de ses matches très cher aux télés, la Nihon-ki-in ne percevrait rien sur les sommes mises en jeu, principalement par les grands organes de presse, pour attirer les meilleurs joueurs dans les grands tournois.

La Nihon-Ki-In

Il y a longtemps, j'ai été jeune, très passionné par le Go et assidu. A cette époque, la Nihon-ki-in, c'était pour moi un peu comme le Saint Siège ou La Mecque ...

Bon, c'est un immeuble de six étages dans un des quartiers d'affaires de Tokyo.

Au rez-de-chaussée, restaurant et espace de vente. On peut raisonnablement envisager d'acheter un calendrier ou un éventail. Pour des choses comme des pierres ou des goban, on se contentera de baver.

Quatre étages de bureaux, dans lesquels les employés n'ont pas 20m2 chacun comme dans nos espaces paysagers parisiens, mais plutôt 6 ou 7 (toilettes et couloirs compris).

Un étage réservé aux parties de pros. Accompagné par un officiel, j'ai pu faire un tour dans les quelques salles, mais aucune partie en cours.

Un étage pour les joueurs locaux. Cent-cinquante tables, occupées aux trois quarts vers midi. Moyenne d'âge frôlant les 70 ans. Au moins 20% de femmes.

Politiquement, la Nihon-ki-in fait au moins montre de déclarations d'intentions, en particulier pour la diffusion du Go à l'étranger, ou pour l'utilisation du Go comme l'un des vecteurs de la culture japonaise.

C'est dans ce cadre qu'elle est très chaleureuse à l'égard du club de Kamakura qui participe à cet effort de diffusion, et qu'elle m'a invité officiellement à participer à la cérémonie d'ouverture des championnats du monde féminins.

À mes yeux d'occidental, il apparaît quand même que les cotisations versées par les clubs ne peuvent pas suffire à "faire tourner" cette fédé-la. J'imagine qu'une subvention importante est versée par l'État (Culture, Éducation ?) pour autoriser une aussi grosse structure.

Championnats du monde féminins

Cérémonie d'ouverture dans hôtel de luxe à Yokohama (banlieue de Tokyo).

On a demandé aux concurrentes d'être à l'heure et de revêtir leur plus belle tenue nationale.

Merci à Marie-Claire Chaine pour son goût. Mais surtout bravo à elle pour avoir réalisé une excellente performance, terminant 5è (sur 22) et première occidentale !

Discours officiels des sponsors et des autorités ; étonnant de voir que le seul représentant d'un ministère appartient au Ministère du Commerce Extérieur !

Un représentant de la Nihon-ki-in nous dit sa certitude de voir le Go prochainement reconnu comme discipline olympique !

Sushi et petits gâteaux excellents.

(Pour les anciens, je retrouve "Monsieur Muto" qui donne bien le bonjour à tout le monde !)

Un autre club

Chizu Kobayashi est sans doute la professionnelle japonaise la mieux connue des Européens. A 20 ans, elle a compris que sa vocation était de diffuser le Go dans le monde, et elle s'y emploie.

Figure connue du Go japonais, elle a attiré l'intérêt d'un mécène, qui lui a offert quelques centaines de mètres carrés dans un immeuble luxueux d'une autre banlieue riche de Tokyo (Kokubunji) pour y créer son club de Go.

Francophile, Chizu l'a appelé "Le Foyer" !

Dans la salle principale .

Bien sûr, une personne à plein temps, qui parle anglais.

Le club est flambant neuf, la promo n'a pas encore commencé, donc pas encore de joueurs. Je n'ose pas penser au montant de la cotisation.

Ne nous trompons pas, je crois que Chizu aime bien l'ambiance du Lescot. Mais elle pense aussi que le Go peut être pratiqué dans un environnement agréable, et elle aimerait bien voir une réplique du "Foyer" à Paris.

Le go a la télé

Dimanche midi, vous venez d'avoir une heure sur les échecs japonais. Vous allez avoir 90 minutes de Go.

D'abord une célébrité locale se fait tatouiller à handicap par une professionnelle 2-dan télégénique. Commentaires niveau 10ème kyu.

Ensuite problème de tsumego et solution du problème de la semaine précédente .

Enfin, en une heure, partie "blitz" entre deux pros 9-dan, commentée par un pro 5-dan qui répond aux questions de la pro télégénique vue plus haut.

Takemiya a gagné la partie que j'ai vue. Que ce jeu est beau quand on m'aide à comprendre ! Mieux encore, les parties des tableaux finaux des grands tournois en direct live.

Rappel : les joueurs ont 9 heures de réflexion chacun sur deux jours ( + byo yomi) .

J'ai vu les 25 premières minutes d'une partie de Meijin. Cho, avec Noir, a passé ces 25 minutes-là à réfléchir à son deuxième coup. Les commentaires ressemblaient beaucoup à ceux des malheureux qui racontent Roland-Garros à la télé les jours de pluie, et sans coupure publicitaire !

Il paraît quand même que c'est super dans des phases de jeu un peu plus riches.

Et les jeunes ?

Pas dans les clubs que j'ai vus. Y en a-t-il ? Où sont-ils ?

Les très jeunes, je n'y crois pas trop. Tous les membres de Kamakura auxquels j'ai posé la question se lamentent : aucun de leurs enfants ne joue au Go.

"Que fait la Nihon-ki-in ?" est une question qui me vient souvent à l'esprit.

Les gamins que j'ai vus dans le train ou le métro ne jouent pas non plus sur console, n'ont pas l'air de s'amuser à plusieurs, mais, souvent, dans leurs uniformes d'école, ils font leurs devoirs !

Coté Go, les choses peuvent se passer un peu mieux, plus tard, au niveau universitaire, pour les futurs grands cadres : en schématisant beaucoup, les bons (dont les parents ont les moyens) vont beaucoup étudier pour être admis dans certaines très grandes universités. A la sortie de ces universités, quatre ans plus tard, ils seront assurés d'avoir un diplôme et un job. Ces quatre années peuvent donc être considérées comme les dernières vacances qu'ils auront avant longtemps. Et ils vont donc faire tout ce qu'ils ont envie de faire. Il se trouve que, pour certains, le Go est l'activité à laquelle ils vont consacrer pendant ces quelques années.

Certains clubs de Go d'université ont donc des joueurs jeunes très forts, mais apparemment pas d'échanges avec d'autres populations de joueurs.

Pour finir

Vous l'avez compris, ce voyage m'a vraiment beaucoup plu. Et je dois le reconnaître, encore plus pour d'autres aspects que pour le Go...

Deux dernières remarques :

* J'ai récemment manifesté la volonté de prendre des responsabilités au sein du club de Paris pour ce qui touche à la Communication. Pour que les choses soient bien claires et ne prêtent à aucune interprétation, les paragraphes ci-dessus ne représentent que ma vision et mon appréciation personnelles du Japon et du Go au Japon, tels que je les ai vus pendant deux semaines.

* J'aurais beaucoup de remerciements à formuler pour tous ceux qui ont rendu ce séjour possible et si agréable. Je me limiterai ici à remercier François Petitjean, qui m'a appris à jouer il y a quelques décennies.