Retour au sommaire de l'anthologiePourquoi jouons-nous des mauvais coups ?

Denis Feldmann - 1986  - N° 36/37

Première partie : erreurs de jeunesse   Deuxième partie : erreurs dues au caractère   Appendice : une étude de cas

Les mauvais coups que je me propose d'étudier ici ne sont pas ceux analysés d'habitude dans la revue (c'est-à-dire ceux pour lesquels le commentaire d'un expert, ou à tout le moins d'un joueur bien plus fort, vous est nécessaire), mais au contraire ces coups, qui vont de la bourde au coup visiblement faible, et dont on se demande comment on a bien pu les commettre, soit aussitôt, soit en revoyant la partie à tête reposée. Il est bien connu qu'on est de deux à trois pierres meilleur en commentant qu'en jouant, ne peut-on rêver qu'une élimination de nos défauts "psychologiques" ne nous soit pas moins utile que l'étude de nos seules lacunes théoriques ?

PREMIÈRE PARTIE : ERREURS DE JEUNESSE

Dans cette partie, nous allons étudier les mauvais coups les plus caractéristiques des joueurs débutants. Il ne faudrait pourtant pas croire que les joueurs plus confirmés soient à l'abri de bourdes (pour eux) relevant de cette catégorie. En effet, il se forme, et ce dès les premières parties de la vie d'un joueur, certaines idées fausses et mauvais réflexes, dont seule une étude sérieuse de la théorie peut débarrasser, mais qui, dans une certaine mesure, subsisteront à un niveau "inconscient" (dont la structure risque d'attendre longtemps son analyste) d'où ils continueront à se manifester sous forme de tentations (d'où l'importance dans beaucoup de cas, de ne pas trop "réfléchir") et de lapsus (d'où l'importance de ne pas jouer précipitamment).

  A quoi sert la théorie ?

Le go est ainsi fait que beaucoup d'idées naturelles naïves s'y avèrent fausses, et, plus encore que dans d'autres jeux, c'est le premier rôle de la théorie que de servir de garde-fou aux débutants. Mais précisément parce que la théorie n'est pas "naturelle", il est nécessaire au début de l'appliquer avec une confiance aveugle et c'est pourquoi l'erreur type du débutant de bonne volonté est "1'oubli" du coup théorique :

- On ne coupe pas les tobis !
- Oui, je le sais bien, mais j'ai cru que cela marchait ...

(Variante : Oui, je n'aurais pas dû protéger, mais j'ai eu peur)

En fait, le seul moyen de progrès sur ce genre d'erreur est de jouer systématiquement la théorie qu'on connaît, quand il n'y a pas de raison (et non l'intuition) de faire autre chose, et ce jusqu'à ce la théorie en question soit assimilée, c'est-à-dire dépassée (il apparaît alors en général une théorie nouvelle, plus sophistiquée et étudiant les anciennes "exceptions"). D'autre part, certains mauvais coups ne le sont pas de manière évidente (pour le joueur faible) même quand ils sont sanctionnés : l'exemple type est la tentative de coupe du kosumi (Dia.1).


Dia.1 – Un mauvais coup typique : l’ate-komi
(évidemment, si blanc ne répond pas …)

En effet, si l'adversaire répond, son renforcement passe inaperçu aux yeux du débutant (qui se glorifiera même parfois d'avoir pris le sente, comme s'il ne l'avait pas déjà !), et, parfois, l'adversaire oubliera de répondre, et l'incident marquera la mémoire (inconsciente) mentionnée plus haut comme un succès triomphal à l'actif du coup.

Pour être complet, il existe aussi un type de tentation lié à ces coups, et qui concerne surtout les joueurs forts. Pour illustrer cet article, un joueur français assez fort (mais qui le serait bien plus s'il éliminait ses innombrables bourdes qui l'ont rendu légendaire) a bien voulu "introspecter" pour nous certaines erreurs, à condition que son anonymat soit préservé ; nous ne le nommerons donc ici que F***.

"Ce coup est normalement mauvais : quel coup remarquable ce serait que de le jouer et qu'il soit bon ! Cela vaut bien la peine d'y consacrer quelque réflexion" (préconscience de F***).

On devine la suite 9 fois sur 10, le coup est mauvais, F*** s'en convainc et ne le joue pas ; 1 fois sur 100, le coup est bon, F*** le joue et obtient un succès (du moins en ce qui concerne le coup, voir plus loin) qui restera gravé, hélas, dans sa mémoire ; le reste du temps (9/100), F*** "s'hallucine", c'est-à-dire qu'il se persuade que "ça marche", et est puni, mais attribue ses ennuis à la malchance, au manque de sommeil, ou à la faible qualité de ses adversaires ...

On trouve enfin certains joueurs qui par orgueil (voir plus loin), cherchent "autre chose" que le coup théorique ("c'est ma façon"). Attitude louable, mais qui peut être poussée trop loin et conduire à des excentricités systématiques. Une certaine humilité devant la théorie fondamentale est nécessaire, et il faut la dominer pour pouvoir la dépasser.

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  Mauvaises formes

D’un point de vue technique, il y aurait beaucoup à dire : voir par exemple la série d'articles de Dominique Cornuejols dans Go-RFG du n° 13 au n° 20, et, plus précisément sur les mauvaises formes, la série de Go World n° 30 à 34. Mais, d'un point de vue psychologique on notera :

La crainte d'être coupé et son corollaire, les formes lourdes (curieusement, le problème dual, à savoir le joueur qui coupe tout ce qui n'est pas un tobi, ne se rencontre pas chez le même individu : nous verrons qu'un des problèmes généraux est de rarement pouvoir juger impartialement les positions des deux camps ...)

Une conséquence plus subtile de ce défaut est l'apparition d'un point aveugle très fréquent : Dia.2, le tesuji (tsuke-koshi) n'apparaîtra que si vous réalisez que le bon coup est "au-delà" de la frontière évidente.


Dia.2 – Comment couper ?

Des exemples de plus haut niveau montrent bien que le blocage persiste, au moins inconsciemment : "Je n'ai jamais compris ce tesuji (Dia.3) : il me surprend autant à chaque fois qu'on me le remontre" (F***).

Dia.3a – Comment couper ? Dia.3b – Solution : aucune résistance noire
 n’est possible après l’étrange tesuji 1

Le "mépris" du manque de liberté ("Pas de problème, il m'en reste encore", F***). Tout le monde (ou presque, voir plus loin) compte ses libertés (et aussi celles de l'adversaire), mais, en général, uniquement pour éviter des captures immédiates ou, à un niveau déjà plus élevé, pour savoir qui gagne une course. Pierre Aroutcheff remarque que compter jusqu'à deux sans jamais se tromper est déjà un bel exploit, et que, au-delà, c'est "plusieurs". Reste qu'il n'est jamais indifférent de perdre des libertés; mon exemple favori étant le Dia.4.

Dia.4a – L’échange 1-2 est
damezumari (asphyxie) car …
Dia.4b – … à présent, 11 est impossible
et noir ne peut écraser le ko.

Souvent, la sanction est difficile à trouver, et le joueur impuni prend des mauvais réflexes : "C'est particulièrement dans le yose (la fatigue, sans doute) que je me mets à chercher des combinaisons remarquables débutant par des contacts, et je réalise trop tard que la liberté que je viens de m'ôter offre à mon adversaire l'occasion de placer lui-même une de ces manœuvres (sacrifice, traversée de nœud de bambou ...) dont je suis friand" (F***)".

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  Jeu au contact

Si on ne l'expliquait pas, il y a gros à parier que tous les joueurs prendraient le contact pour un coup d'attaque. C'est un réflexe naturel (venu du combat physique ?), il prive l'adversaire d'une de ses précieuses libertés (combien de débutants remarquent-ils qu'il prive aussi l'attaquant d'une liberté ?), et c'est le type de coup qui sombre rapidement dans la confusion (et les débutants confondent aisément attaque et combat confus).

En fait, si les deux joueurs jouent des coups "normaux", le contact provoque en général une consolidation des deux positions, et rend par conséquent celle de l'adversaire plus solide (ce n'est donc pas une attaque) ; et la sienne plus solide aussi (c'est donc souvent une technique défensive).

Le lecteur (et, hélas, la majorité des joueurs moyens) ne manquera pas à ce stade d'élever deux objections indignées : et le kosumi-tsuke (Dia.5) et les "prises en tenaille" ?


Dia. 5 – Le kosumi-tsuke :
la pierre D est nécessaire

En fait, ces dernières permettent de préciser un premier point essentiel: le contact peut servir à préparer l'attaque d'autre chose. Mais le kosumi-tsuke ...

Il faut se résigner: renforcer et alourdir sont deux concepts difficiles à distinguer. Toutefois, à niveau élémentaire, la règle est simple : à part le kosumi-tsuke (et seulement dans les conditions "classiques" : sur bord fermé), ne jamais jouer de contact sur ce que vous voulez attaquer. La tentation étant irrésistible, chercher d'abord parmi tous les coups à distance s'il n'y en a pas un qui convient mieux.

Même en défense, le contact est d'emploi malaisé. Là, le problème le plus courant est la "naïveté" du joueur moyen : il ne pense qu'au côté qui vient d'être joué, alors qu'il est de la nature du contact de "tourner", au point qu'un proverbe dit : Jouez au contact dans la direction opposée à celle où vous voulez aller.

Mais, en réalité, ceci correspond déjà plus à un problème technique : le manque de flexibilité en défense, lui-même dérivé d'un nouveau type d'erreur psychologique :

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  Fixations et inconséquences

Est-il nécessaire de rappeler l'angoisse du débutant devant le goban immense et la perspective d'une partie interminable ? Il est bien difficile alors de penser globalement et de réserver des séquences pour "plus tard". Le débutant cherche toujours à finir les séquences, et à jouer pas trop loin du dernier échange. Doublée par la tentation de toujours répondre aux coups de blanc à handicap (comme nous le verrons plus loin), cela conduit à un jeu passif et réactif, à l'opposé de la description du go comme guerre formée de combats simultanés, qui semble pourtant être la vision des profanes tentant de vulgariser le jeu (cf. Go et Mao, par exemple).

"Quand je joue des simultanées, je demande souvent à l'adversaire où il vient de jouer. Question stupide ! Mais il me reste toujours un peu de peur de me faire rouler par un coup que je n'aurais pas vu" (F***).

À l'opposé de cette attitude, la préoccupation continuelle de noir à fort handicap devrait être : "Si par chance il cesse de jouer des coups sente, je vais enfin pouvoir placer mon attaque, et prendre le contrôle de la partie."

L'autre type de fixation consiste à ne penser qu'à un aspect de la position : attaquer un seul groupe d'un adversaire qui en a deux faibles (c'est dommage), attaquer (de trop près) en poussant l'adversaire dans un territoire qu'il ravage et où on ne peut espérer le tuer (c'est maladroit), couper ("ça ne peut pas faire de mal") un groupe qu'on pouvait attaquer en bloc (et en l'alourdissant), etc.

Ici, F*** intervient pour se plaindre en tant que blanc : tous ces joueurs noirs passifs dégradent son jeu. Il faut dire en effet que le concept de kikashi (coup forçant) n'est pas facile à acquérir, qu'on le confond aisément avec le mauvais aji-keshi (coup certes sente mais qui aide l'adversaire en le renforçant) ; s'il faut en plus contrôler que le coup est vraiment sente ... Ce qu'il y a de bien avec les joueurs plus faibles que soi, c'est qu'on est sûr qu'ils répondront. "Le pire, en tournoi, c'est que si l'adversaire ne répond pas, ma première réaction est de tenter de le punir immédiatement, ce qui peut tourner à la catastrophe s'il avait raison ..." (F***).

Il y a toutefois un aspect du jeu du débutant qui pourrait faire croire au contraire à une grande flexibilité : c'est le manque de suite dans les idées sur les deux terrains suivants :

Attaque ou défense ? C'est le problème majeur du joueur à fort handicap. Bien sûr, la théorie explique qu'il faut attaquer (pour valoriser le handicap pendant que blanc n'a pas encore eu le temps de s'installer), mais tôt ou tard le débutant prend peur et abandonne son attaque ("ça ne marche plus"), oubliant (fixation à l'objectif) qu'on n'attaque pas seulement pour tuer, et aussi qu'arrêter une attaque pour jouer un coup défensif est en général moins rentable que de jouer ce coup défensif d'abord (jeu solide) et que ce genre de choix doit donc se faire dès le début.

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  Choix de la direction

Ce n'est pas toujours facile de choisir une direction de jeu (bien qu'en cas de doute, on ne regrette jamais d'avoir respecté l'ordre coin-bord-centre), mais en changer parce qu'on se rend compte des inconvénients qu'elle présente (en oubliant les avantages qu'elle comporte aussi), c'est confondre flexibilité et indécision : un bon coup a deux objectifs simultanés, mais jouer deux coups contradictoires pour deux objectifs successifs, c'est jouer deux mauvais coups.


Dia.6 – Le choix est entre A (défense) et B (menaçant C),
mais 1 n’est ni l’un ni l’autre.

À ce sujet, deux types de défauts techniques de joueurs moyens (environ 3è kyu) viennent d'une intention louable d'appliquer ce principe : d'une part, ils tentent de jouer des coups satisfaisant partiellement deux objectifs (par exemple Dia. 6), d'autre part ils tentent de "jouer des deux côtés" dans des positions où un seul est satisfaisant (Dia. 7a et 7b).


Dia.7a – Si, pour jouer des deux côtés, blanc joue 4 en 5 …


Dia.7b – … il subit une terrible pression !

Ce type d'erreur doit plutôt se juger techniquement, mais vient en général d'un défaut psychologique plus profond : le désir de tout garder (le beurre et l'argent du beurre).

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DEUXIEME PARTIE : ERREURS DUES AU CARACTÈRE

Si le go c'est comme la vie, c'est bien parce que toutes les passions humaines ou presque peuvent s'y donner cours. Et, dans une optique bouddhiste, voire zen, nous pourrions dire que le secret est d'y renoncer pour pouvoir jouer à son meilleur niveau; c'est ce que montre le progrès obtenu par l'attitude détachée du spectateur.

Malheureusement, la sérénité ne s'acquiert pas en un jour, et je me propose ici seulement de montrer en quoi le caractère du joueur déjà confirmé le conduit à des erreurs systématiques ; ainsi prévenu, il pourra peut-être se contrôler au moment critique.

Interrogé à ce sujet, F*** nous a avoué qu'il était en fait conscient de certaines faiblesses personnelles, mais que devant le goban, il perdait toute lucidité (Jupiter, sans doute) et ne reprenait ses esprits qu'à l'autopsie. Espérons que nos lecteurs sauront faire preuve de plus de sagesse...

Il est difficile d'aborder cette liste des faiblesses humaines sans se montrer blessant, et si vous vous reconnaissez dans un style de jeu que j'attribue à un défaut infamant, mon message risque d'être mal perçu. Disons donc, avec Maître Lim (qui nous a appris à tous à faire d'abord notre autocritique) qu'écrire, c'est exagérer, et que je ne parle ici que d'archétypes, se réalisant en fait de façon bien atténuée.

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  Paresse

Comme chacun sait, c'est la mère de tous les vices. Celle du joueur de go se manifeste de deux façons bien distinctes :

Sur le goban, il se refuse à certaines activités bizarres, telles que compter les libertés, compter les territoires, lire les séquences, sous prétexte qu'il n'en serait pas capable. Ce genre de joueur joue souvent très (trop ?) vite, refuse en général d'abandonner, et fait preuve d'un certain mépris pour le fait de gagner ou perdre (surtout de perdre) avec des discours du type "J'avais visiblement gagné, alors j'ai cessé de réfléchir" (une variante du commentaire favori de F*** sur ses parties perdues, que nous verrons plus loin). Ne sachant jamais précisément où il en est, il est amené, suivant son tempérament, à prendre des risques excessifs dans des positions tranquillement gagnées, ou au contraire à jouer timidement alors qu'il est en retard; et le plus souvent à refuser les combats; comme nous le verrons, le joueur peureux est souvent un joueur paresseux.

Quand il ne joue pas, ce type de joueur refuse d'étudier la théorie, en la critiquant : il la résume à d'interminables séquences à apprendre par cœur en pure perte, puisqu'on ne les lui joue jamais. Je ne ferai pas ici l'éloge de la théorie, mais me contenterai de faire remarquer que l'intérêt essentiel des josekis, puisque nous en parlons, est leur étude, c'est-à-dire l'analyse par le joueur des raisons des coups, des réfutations éventuelles, des conséquences ultérieures, etc., l'étudiant sachant qu'il ne réfléchit pas en vain, puisque les séquences qu'on lui propose sont optimisées. Il en est de même de l'étude de parties de professionnels ; ce qui compte, c'est ce que vous arriverez à en débrouiller par vous-mêmes.

Une remarque en passant, puisqu'il s'agit d'un de mes sujets favoris : l'étude (sérieuse, sans poser de pierres) des problèmes de vie et de mort (tsumego) peut sembler aussi une perte de temps fastidieuse ; le bénéfice à en retirer est une amélioration de la concentration, et de sérieux progrès en combat. Et André Moussa a fait précéder de remarques analogues sa série sur le yose, provisoirement (j'espère) interrompue.

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  Orgueil

La fierté du joueur confirmé l'amène aisément au mépris de l'adversaire. Plusieurs versions sont possibles, depuis le mépris absolu de tout adversaire plus faible (ou jugé tel) amenant à un style "abusif" dont la sanction n'est pas tant les parties perdues contre les joueurs plus forts, que la dégradation du jugement, jusqu'à la version très personnelle de F*** : "Comment, il se dit 4èm dan et il ne connaît pas ce joseki ? Il faut que je le punisse de son outrecuidance: je vais attaquer toutes ses pierres (variante : je vais jouer tous mes coups en moins de 5 secondes)". Une remarque intéressante à ce sujet : si votre adversaire se dit 1er dan, et joue le fuseki comme un 5èm kyu, il est peut-être 5è kyu, mais il peut aussi être vraiment 1er dan et, alors, méfiez-vous de sa force de combat: il est à craindre qu'il ne se révèle 5è dan à ce moment-là !

Proche de la fierté légitime, la vanité : "Je préfère toujours le coup brillant (tesuji) spectaculaire au coup de défense d'apparence médiocre: il faut penser aux spectateurs" (F***). Il n'a pas tort : combien de parties n'aura-t-il pas perdues devant "son" public, pour avoir essayé de montrer une manœuvre extraordinaire, ou de l'impressionner par la profondeur de ses combinaisons ? Ne ferait-il pas mieux de garder ces curiosités pour la revue ? C'est sans doute le seul joueur français qui vienne vous tirer par la manche après une ronde de tournoi pour vous montrer le shicho à ricochet qu'il a réussi à placer ! Mais, sans aller jusque là, qui n'essaie au moins d'impressionner son adversaire ? Et, bien sûr, s'il semble vous mépriser, vous aurez bien du mal à résister à la

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  Colère

Troisième péché capital du joueur, elle n'épargne pas les meilleurs, car au fond c'est la passion que symbolise l'affrontement : si nous en croyons Kawabata, par exemple, le Maître (Shusai) se serait mis en colère en découvrant le coup scellé de Kitani (un kikashi qu'il avait pris pour un mauvais coup sans justification) et aurait du coup gâché sa dernière partie. (Le Maître et le tournoi de go, un récit romancé, mais en gros exact, de cette partie historique.) On peut trouver d'autres exemples dans les affrontements Fujisawa-Sakata ; plus modestement, qui n'a jamais perdu son sang-froid devant un coup manifestement abusif ? "S'il joue comme cela, la partie ne m'intéresse plus" est une réflexion couramment entendue, et il faut bien reconnaître que le côté convivial du jeu résiste mal à un joueur qui semble insinuer que vous ne pourrez pas tuer sa forme en six, qu'il va remonter ses 60 points de retard dans le petit yose, ou que votre territoire sûr n'est qu'un vague moyo. Pourtant, l'expérience montre qu'on a besoin de tout son calme pour sanctionner efficacement (ou simplement résister jusqu'au dernier dame) et que vous rencontrerez fatalement en compétition des échantillons de ces comportements exaspérants (certains ont une réputation européenne) ; il semble donc important de prendre conscience de son émotion, pour apprendre à la contrôler .

Au-delà de la colère, qui peut être légitime, on rencontre des joueurs "méchants", qui semblent ne jouer que pour punir leurs adversaires de quelque tort secret. Ce sont eux qui jouent des parties "pédagogiques" où ils capturent toutes les pierres d'un malheureux 25è kyu, ou dont la satisfaction la plus grande semble être de voler quelque chose en comblant les dame. En dire plus serait, hélas, de la délation ; contentons-nous de remarquer que l'espèce semble sur le déclin (ce fut une spécialité yougoslave, mais il y a encore quelques spécimens français) ; en effet, ce comportement leur interdit en général tout progrès théorique sérieux, et ils finissent aussi par manquer de partenaires. " Bien sûr, mais en fait, il m'est arrivé (vous m'assurez que l'anonymat sera préservé ?) de m'attaquer à un joueur dont je n'aimais pas les opinions, avec la ferme intention de le ridiculiser sur le goban (et devant témoins) ; on a tous des bouffées de méchanceté !". Laissons à F*** la responsabilité de ces propos, et contentons-nous de remarquer qu'un joueur trop exposé à ce genre d'adversaire risque de devenir peureux, ou de chercher à se venger.

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  Impatience

Un autre défaut qui n'épargne que peu de joueurs : bien des coups ne voient leur justification que dans le yose, bien des erreurs ne doivent être sanctionnées que par l'indifférence, bien des menaces doivent rester en suspens ; mais il est bien difficile de résister à la tentation de tout déclencher le plus tôt possible: "Et s'il s'en rendait compte et réglait le problème avant moi ?".

Il est intéressant de constater qu'au moins quatre concepts théoriques (aji, miai, kikashi, yosu-miru) ont été mis au point pour analyser ces situations d'attente, et sans rentrer ici dans des considérations trop techniques, le joueur impatient aura intérêt à méditer sur la façon dont les professionnels exploitent l'aji (par exemple la deuxième partie de Middle Game : A case of bad aji), ou la remarque classique selon laquelle il faut jouer les coups sente le plus tard possible. L'urgence des coups est toujours difficile à estimer, mais on se trouve toujours bien de compter et, d'autre part, si l'adversaire perd un temps pour éliminer l'aji, cette perte d'initiative doit en principe lui coûter plus cher ...

Une autre forme d'impatience consiste à ne pas tolérer les privilèges de votre adversaire (ses kikashis, son yose sente, etc.). Le problème ici n'est pas tant la tentation de résister (en ne répondant pas, ou pas comme prévu) que la mauvaise estimation qui fait croire que l'adversaire gagne des points (alors qu'il ne fait qu'encaisser son dû, voir par exemple les techniques de compte exposées par A.Moussa dans le yose), ce qui peut amener à prendre des risques inconsidérés.

Enfin, tout joueur en train de reperdre une partie "gagnée" (en utilisant les techniques liées à l'orgueil et à la colère) sent naître en lui une nervosité et une insécurité croissantes : l'impatience envers lui-même. Nous touchons ici à un défaut plus rare, le perfectionnisme. Nous rêvons tous de jouer des parties idéales, mais certains estiment après leurs premières erreurs que, ayant gâché la partie, elle ne vaut plus d'être continuée. Poussée à l'extrême, cette attitude conduit à l'abandon prématuré (est-ce encore un "mauvais" coup ? En tout cas certains parmi les plus grands l'ont déjà joué en tournoi !) mais, plus sournoisement, elle pousse à une dégradation progressive du jeu : un mauvais coup en appelle d'autres.

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  Manque d'objectivité et autres déséquilibres

Avez-vous déjà essayé de jouer une partie en solitaire ? L'expérience ne manque pas d'intérêt: on découvre en général que l'on prend parti pour une des deux couleurs, et que la partie s'achève par une victoire (souvent écrasante) de celle-ci. Peu de joueurs analysent avec autant d'attention les coups possibles de leur adversaire et les leurs : "Bien souvent, c'est à l'instant où je pose ma pierre que j'aperçois la seule riposte que je n'avais pas envisagée ; je n'ai plus qu'à attendre (que c'est long !) que mon adversaire la trouve à son tour, et à espérer qu'elle ne détruira pas tous mes plans" (F*** ). Bien heureux encore quand il ne joue pas en l'ayant vue, et en pariant que l'adversaire ne la trouvera pas ! Mais F*** nous a assuré qu'il n'avait pas tous les défauts possibles.

De toute façon, estimer objectivement une position est un art difficile. On voit se révéler là toute la gamme des caractères : optimisme "De toute façon, j'ai une position gagnante" (un défaut typique de noir à handicap, qui oublie justement qu'il y a un avantage initial, et que le problème n'est pas de savoir s'il persiste, mais s'il ne diminue pas trop vite !) ; pessimisme "De toute façon, je perdrais s'il y a un combat" (une variante intéressante consiste, par peur du yose, à tenter de se réserver des marges de sécurité de plus en plus confortables dans le chuban) ; excès de foi envers la théorie ("Ça existe ?" F*** ) : "Il a joué ce coup ridicule (Dia.8), je n'ai plus à réfléchir pour gagner" (Si : le coup ne lui a fait perdre que peu de points - voyez la série d'Ishida dans Go World Combien coûtent les mauvais coups ?) - et même la théorie la plus sophistiquée ne vous dispense pas de compter et d'analyser ...) ; mépris de l'adversaire: "Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est à partager", etc.


Dia.8 – L’horrible coup 5 (de quoi noir a-t-il peur ?)
coûte à peine un point ! (cf. Go World)

D'autres joueurs se fixent sur un des aspects du jeu, en négligeant ou en méprisant les autres. On trouve des esthètes, amoureux des belles formes (il convient de rappeler que la beauté du go est subordonnée à l'efficacité - théorique -, et que "dans le yose, la forme disparaît" (Lim Yoo Jong)) qui se vexent quand l'adversaire déclenche un combat, et qui comptent comme gagnée par eux (moralement) toute partie où ils estiment avoir joué plus de bons coups que l'adversaire ; des joueurs "brillants", aux innombrables tesujis, auxquels le coup banal (et gagnant) répugne (F*** en est le chef de file, mais, comme nous l'avons vu, il se désintéresse de la partie dès qu'il a placé "son" coup, et la reperd quelques coups plus tard (Comme cela j'ai l'occasion de placer plusieurs coups spectaculaires par partie...)) ; il faut dire à sa décharge que son amour du spectacle l'amènerait presque à donner à l'adversaire l'occasion de faire preuve lui aussi de brillant... ; des déséquilibres théoriques de toutes sortes : ceux qui ne croient pas à l'influence ("J'ai les quatre coins") : ceux qui n'y croient que trop (tout le monde n'est pas Takemiya) ; et même des amoureux du yose (Je sais bien que j'avais 30 points de retard, mais j'ai continué parce que j'aime jouer le yose jusqu'au bout ... confidence authentique d'un joueur français dont nous tairons le nom).

Enfin, pour conclure, faut-il rappeler que le go est le jeu de l'équilibre par excellence, que gagner d'un point vaut autant (et même mieux) que gagner de 50 (et que d'ailleurs l'avance liée au trait ne saurait dépasser 5 à 7 points), que le jeu symétrique est là pour rappeler qu'en jouant des coups équilibrés, on peut perdre, mais sans doute de peu (et certains, poussant l'argument de symétrie à l'extrême, n'ont-ils pas cru pouvoir déduire que le seul bon premier coup est de jouer au centre, pour ne pas perturber l'équilibre initial ?), que c'est le joueur d'échecs qui veut la mort (symbolique) de l'adversaire (le joueur de go, lui, "ne veut pas la mort du pêcheur, mais qu'il se repente et qu'il vive (1)" (petitement)) et que, bien que l'on joue pour gagner, un jigo (partie nulle) a toujours été considéré comme un heureux présage et apporte, en général, un bonheur égal aux deux Joueurs !

(1) Isaïe (d'ailleurs, l'Ancien Testament est plein d'utiles conseils moraux).

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APPENDICE : UNE ÉTUDE DE CAS

F*** a bien voulu commenter pour nous la partie qu'il a jouée à la dernière ronde du tournoi principal de Budapest ; le commentaire "théorique" habituel a été négligé pour s'intéresser essentiellement à l'illustration de divers points abordés dans cet article.

J'ai essayé de séparer :

- le discours "intérieur" de F*** à chaud (pendant la partie) noté du sigle IF ;

- mon commentaire "psychologique" (noté C),

- et les quelques commentaires théoriques et techniques nécessaires (T).

Avant la partie, devant le tirage de la 9è ronde : "C'est un 4è dan ayant 4 victoires, heureusement j'ai les noirs, si je gagne j'ai les 6 victoires sur 9 qui constituent mon objectif; c'est à ma portée" (IF).

"Est-ce bien ce qu'il s'est dit ? Je soupçonnerais plutôt son euphorie habituelle avant les parties: Je vais gagner, pas de problème. Enfin ..." (C)

Coups 1 à 7 : un début un peu bizarre

Coup 4 : "Zut, un Shusaku ... Tiens, si j'essayais de jouer le kosumi tout de suite ?" (IF)

(Pourquoi pas ? (T))

En fait, c'est un des fusekis méconnus de F*** et, comme il a peur, il réagit en refusant de le jouer normalement (C)

"Heureusement, il répond !" (IF) ;

Ce qui va conforter l'optimisme de F*** , pourquoi avait-il joué 5, alors ? (C)


Fig.1

Coups 8 à 36 : catastrophe dans le joseki

9 était réfléchi, mais je n'avais pas envisagé 10, que je connais mal, ce qui m'a agacé, et j'avais oublié le tesuji 14 (IF)

Traduction: F*** n'a pas encore le "niveau" de ces tesujis, et quand il oublie un joseki où ils figurent, il ne peut pas le retrouver ... (C)

Du coup, j'ai improvisé avec 15 (IF)

En fait, c'est un mauvais coup (T)

Et il a voulu placer un driving tesuji, le malheureux, mais c'est ce que je voulais ! (IF)

Ce tesuji 16 est en général la justification de 14 mais, ici, blanc doit jouer simplement 18 ! (T).

Voilà, le décor est planté. Il se glorifie (et ce n'est pas bien malin) d'avoir tendu un piège (brillant, admettons) où l'adversaire s'est pris, et, en même temps, il en conclut que cet adversaire est indigne de son grade, et qu'il va pouvoir continuer à le "promener". Démesure typique, la sanction ne saurait tarder (C).

En p1us, il subit le shibori jusqu'à la lie : on dirait un joueur en kyu ! Il aurait au moins du faire atari en 27 (IF)

Sans doute pas ! (T)

Toute cette influence en sente ! Il doit être effondré: jouons rapidement pour achever ce massacre (IF)

La catastrophe est bien réelle (une quinzaine de points), mais 15 points, c'est justement le komi entre 2èm et 4èm dan ! (T)

De plus, l'influence nécessite plus de doigté que le territoire pour être valorisée au mieux, or, à partir d'ici, F*** va jouer dans l'insouciance la plus totale. Une pause s'imposait, mais aussi de rester très concentré, et toujours respectueux de l'adversaire (C).

Coups 37 à 59 : le réveil

38 est trop près du mur, sanctionnons : 39 devrait alourdir. Zut, je n'avais pas prévu 40 ; 41 est forcé ... (IF)

En fait on peut le jouer au-dessus de 38, en X et c'est la seule justification de 39 !

Ça. ne fait rien, c'était mon privilège (IF)

...ou comment minimiser ses erreurs. Ces kikashis ont déjà diminué l'influence, et blanc remonte un peu son retard (C)

52 : Ah, il ne veut pas finir le joseki (en B) ?

Vivement, qu'il me rende le sente ... (IF)

Impatience, impatience ... (C)

57: Bof, c'est bien suffisant, pourquoi tourner ? (coup joué presque instantanément (I F)

Bien entendu, il faut tourner (en 58) (T)

Ce n'est pas tant une critique théorique (ce n'est pas si évident) que le problème du mépris de l'influence blanche ... Pourquoi contemple-t-il tant la sienne et est-il aveugle à ce que blanc a fait, et qui n'est pas négligeable ? (C)

59: le joseki (IF)

Pas dans ces circonstances (T)

Il est fou (hubris) ! pas un instant de réflexion, le mépris total. Croit-il pouvoir attaquer les pierres 52, 54, 56, 58 ? (C)


Fig.2

Coups 60 à 80 : combat prématuré

65 : C'est le moment (IF)

Bien sûr que non; il faut simplement "attaquer" en A (T)

C'est bien trop impatient; ce coup lui a rapporté dans le passé quelques succès (pas toujours mérités, voir par exemple la première partie de Bien conduire sa partie de Go), et il s'est forgé à son sujet une "théorie personnelle" mais elle est erronée. Ici, l'adversaire est fort en combat, de méchante humeur après les dégâts initiaux, et pleinement conscient de l'état d'esprit de F*** ; la sanction va être terrible! (C)

73 : attaque en grand (IF)

Et si elle rate ? Le dégât est extravagant : un ponnuki sur ce bord rattrape largement les 15 points initiaux, le groupe 37-67-71-73... reste faible, et l'attaque est donc peu prometteuse; tout ceci n'est pas du niveau de F*** , mais il prend son adversaire pour un de ses sparring-partners habituels ! (C)

Arrêtons charitablement la partie ici ; voici un résumé de l'action ultérieure: le groupe "attaqué" s'en tirera sans dégâts (les groupes blancs ne meurent pas facilement...) ; du coup, noir devra faire vivre son groupe, et la partie deviendra serrée ; découragé, il commettra des imprécisions de début de yose et devra abandonner (avec une dizaine de points de retard).

Commentaire final de F*** (immédiatement après la partie) : après 36, la partie a cessé de m'intéresser, et je n'ai plus pu garder ma concentration.

Il serait intéressant de compter combien de parties l'ont "intéressé" jusqu'au bout durant sa longue carrière ! Peut-être ne s'intéresse-t-il pas assez au go tout court ?


L'auteur à l'époque de l'article (1986)

Les schémas ont été réalisés avec Go Write de Lauri PAATERO

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