Je suis, vous ne l'ignorez pas, une joueuse de go, et, comme les autres joueurs et joueuses de go, une fidèle lectrice de la Revue Française de Go. Comme eux, je l'espère et l'attend, guettant ma boîte aux lettres chaque jour (et parfois pendant des semaines...) dès que me parvient la rumeur qu'"une Revue va arriver" ! Et quand enfin Elle est là, je n'ai qu'un souci, c'est de m'installer confortablement pour déguster les comptes- rendus de tournois, les annonces, savourer les billets d'humeur, et, comme je suis nulle en mots croisés, explorer les dernières pages à la recherche de la solution... (les articles de go, je les laisse pour plus tard, il ne faut pas mélanger le plaisir et le travail !). Je souris de l'humour des articles, je pardonne les fautes d'orthographe et parfois les petits "bugs" de mise en page, je déplore les délais incompressibles qui rendent quelquefois caduques les informations... bref, je me délecte.
Or donc, ce matin, samedi 21 mai 1994, je sortis voir ma boulangère afin d'agrémenter mon petit déjeuner de pain frais ; en revenant, je fis un écart jusqu'à ma boîte aux lettres, et quelle ne fut pas ma joie de La trouver ! ! ! J'accélérai la confection de mon bol de thé, attrapai au vol le beurre et la confiture, et m'apprêtai à déflorer la Revue n° 65. Éditorial, puis rubrique "Go Infos" (bon, ok, je patienterai jusqu'à la prochaine fois pour admirer le génie du Cruciverbiste en Chef... ) : chouette ! pages 2 à 4, plein de comptes-rendus de tournois où j'étais ! Et encore des tas de pages à découvrir !
J'entamai ma deuxième tartine quand Gloups ! une bouchée me resta en travers de la gorge. Page 5, je cite : "Championnat de France Masculin" !!!
Écrit en gros et en gras noir sur blanc en plein milieu de la page de la Revue !!!
Ma première réaction fut d'être choquée (j'arrête le go et je m'abonne à Biba), peinée (je pensais que Jean- Pierre avait plus de discernement), et inquiète (combien de personnes lisent ça en même temps que moi ?), la deuxième d'écrire cette lettre pour vous le dire.
Choquée, c'est évident : cette information est fausse, et je n'ai pas besoin de m'étendre sur le sujet. L'apparition depuis quelques années du tournoi de sélection à la coupe Sotetsu, parfois appelé "Championnat de France Féminin" - appellation discutable et discutée, mais c'est un autre débat - a conduit certains, lors des discussions, à adjoindre au Championnat de France l'adjectif "masculin". Cet abus de langage, déjà intolérable oralement, devient carrément inadmissible quand il est écrit et publié. Je vous conseille, cher directeur de la publication, de surveiller vos propos, des femmes pourraient vous lire !
Je suis peinée d'avoir pu lire (non, je ne le répéterai pas) "ça" dans la Revue. Cela signifie que l'abus de langage est en train de devenir abus de pensée dans votre esprit, et dans l'esprit de beaucoup. Je sais que depuis plusieurs années, aucune femme n'a participé au troisième tour du Championnat de France, que, le tableau des Champions et Challenger publié à la même page de la Revue me le montre, jamais une femme ne fut finaliste, et que les 40 premiers joueurs français sont des hommes (échelle du 22 mars 94). De là à dire (à penser sincèrement ?) que les hommes sont plus doués que les femmes, il n'y a qu'un pas. C'est la raison pour laquelle l'appellation "Championnat de France Féminin" est controversée : des intelligences sommaires peuvent trop aisément en déduire que ce tournoi n'a été créé que pour donner une chance aux femmes d'être Championnes de France. Je ne vais ni chercher à expliquer pourquoi les choses sont ainsi, ni exhorter les joueuses de go à se qualifier pour le 3ième tour ou à progresser pour prouver aux hommes de quoi elles sont capables (j'aurais trop peur de ne pas y arriver moi-même !), car il n'y a justement rien à prouver. Le Championnat de France a toujours été, est, et restera celui de tous les joueurs, et je regrette que dans la langue française, "le masculin l'emporte", me conduisant à insister : et de toutes les joueuses.
Je suis inquiète, et les raisons en sont plus graves : si les joueurs de go avertis, en lisant "ça", auront corrigé d'eux mêmes, qu'en est-il de l'homme de la rue, des débutants nouveaux abonnés qui découvrent le monde du go et dont c'est la toute première Revue, des sponsors et autres instances à qui l'on donne un exemplaire de la Revue, de tout ceux qui n'auront comme vision du go que ce qu'ils en auront lu dans le n° 65 ? Vont-ils penser que comme pour les épreuves sportives, nous séparons les hommes et les femmes dans les compétitions ? Sans doute, car par manque de chance, on retrouve à la même page le résultat du "Championnat de France Féminin"... Peut-être que de futurs joueurs potentiels se tourneront alors vers d'autres jeux moins sexistes !
Cette petite mise au point étant faite, je vais finir la lecture de ma Revue, et je crois que je continuerai à me réjouir de sa publication, et à vous être reconnaissante du travail que vous fournissez. Au moment de signer cette lettre, je regrette seulement que ce soit une femme qui l'ait écrite... mais j'en profite, mon cher Jean-Pierre, pour t'assurer de toute mon amitié.
Anne Rasse
Réponse : "Méat coule pas", comme dit mon copain urologue. Mais je plaide une circonstances atténuante : l'imprécision des divers courriers et coups de téléphone qui me sont parvenus.