Des nouvelles de Maître Lim
En ce début de l’année du mouton, le 23 février 2015, j’ai pu, accompagné de Farid Ben-Malek, m’entretenir pendant une heure et demi avec Maître Lim. Sa femme veille beaucoup sur lui. Ses mouvements sont de plus en plus fragiles au fil des années. Il y a cinq ans, je l’avais eu au téléphone et il m’avait dit fermement une première fois, puis rageusement une deuxième fois : «Je suis grabataire ! » avant de me raccrocher au nez. Je devais entendre « Laisse-moi tranquille ! ». J’ai eu la chance de pouvoir connaître sa nouvelle adresse et son nouveau numéro de téléphone, ainsi que, une première dans l’histoire, sa maison.
Pour ceux qui ne le connaissent pas, Maître Lim est né en 1924 (année du rat) dans ce qui est devenu la Corée du Nord. Il a émigré au Sud, à Séoul, où il a rencontré sa femme avec qui il a eu trois filles. Aujourd’hui, il a cinq petites-filles.
En 1968, alors qu’il était professeur d’anglais et de français à l’Université de Séoul, il parvient à émigrer en France grâce à un contact personnel. Il forme alors deux enfants français au go : vous aurez reconnu les deux 5d Frédéric Donzet dit la Donze ou Fred tout simplement, et Jean-François Séailles dit Jeff.
Farid est lui aussi 5d, mais il avait environ 20 ans quand il a rencontré Maître Lim. Maître Lim, Farid et moi-même avons partagé un moment de très grande émotion et de très grand plaisir. Madame Lim, en confiance, a pu nous laisser tous les trois devant du thé coréen et des chocolats parisiens. Elle nous avertit néanmoins, Farid et moi, que Maître Lim est d’après elle sujet à des troubles de la mémoire.
Je ne pense pas que ce soit le cas. Il lui faut sans doute un peu de temps pour reconnaître les gens, ce qui explique peut-être pourquoi il ne veut pas être dérangé. Néanmoins, il nous a très vite reconnus, Farid et moi.
Il se souvient aussi et même plus facilement des voix. Nous avons chanté tous les trois, lui d’abord, entonnant « Santa Lucia » pour l’amour des voix italiennes, comme nous l’avions fait au premier tournoi de Rome. Je chante avec lui, Farid aussi. Pour s’en moquer, nous chantons aussi l’Internationale en coréen. Certes, Maître Lim est faible physiquement : il n’a pas pu rester plus d’une heure et demi assis. Mais nos propos ont remué tant de choses... D’abord, il apprend avec tristesse le décès de Jean Hossenlopp.
Puis il partage avec nous une suite de courts récits : sa vie ; son père petit propriétaire terrien, paresseux, qu’il n’a pas aimé ; l’Histoire de la Corée telle qu’il l’a vécue ; la philosophie occidentale confrontée à celle de Lao Tseu ; le point vite-fait sur la politique française qui se croit fondatrice de la démocratie libérale alors que ce sont les Anglo-Saxons ; etc...
Tous ces propos, ce plaisir, cette joie ont trouvé un point d’orgue lorsque, en l’aidant à s’allonger, j’ai vu sur son oreiller «L’Être Et Le Néant», relu encore une fois, à coté d’un petit opuscule de papiers reliés à l’ancienne et couverts d’idéogrammes. Ses capacités intellectuelles sont d’après moi intactes mais la vie quotidienne exige maintenant un effort physique de plus en plus grand.
Nous avons pris rendez-vous, lui et moi, un jour de printemps ensoleillé pour « sortir », quelques pas ou plus. Ni lui, ni moi ne savons ce que cette prochaine rencontre nous réservera, ainsi qu’à un(e) éventuel(le) accompagnateur(trice).
Un événement par lequel la FFG peut célébrer la Figure (le personnage dit-il, comme il écrit «l’Auteur dit que ...»), la Figure Vivante de Maître Lim, 5d, fondateur et cristallisateur de la Fédération et officiant de 1969 à 2009, ayant choisi, au moment de recevoir la nationalité française (et le titre de Chevalier des Arts et Lettres), le prénom d’Eugène.
Gérard Barbieri
Revue Française de Go N° 136
Dernière mise à jour le 12/01/17