CHAMPIONNAT DU MONDE
André MOUSSA
Un voyage mémorable avec le survol de l'Antarctique et de l'Alaska
par un temps magnifique (immenses vallées glaciaires et vue imprenable
sur le Mt Mc Kinley dominant de ses 6000 m un plateau à quelque 1000 m)
et enfin retour au plancher des honorables vaches : découverte du Japon.
Un aéroport gigantesque (Narita), des couloirs à n'en plus finir, des
contrôleurs de passeport obséquieux, des porteurs aux gants blancs et
surtout la foule, tempête humaine, 6-7 Beaufort forcissant
8 , accalmie sur l'autoroute Narita-Tokyo ( 4 heures d'embouteillages)
et arrivée sur Tokyo et ses grandes avenues illuminées avec beaucoup de
caractère(s), racontant par le biais d'énormes panneaux lumineux des
tas de choses que je ne comprenais pas. La prise de contact avec le
Japon a été brusque et j'étais un peu
saoul en arrivant à l'hôtel.
Le troisième Championnat du Monde s'annonçait comme une belle entre
les Chinois qui ont dominé de manière écrasante la première édition, et
les Japonais sortis vainqueurs grâce
à Imamura de la revanche l'année dernière.
La participation extrême-orientale (Japon, Chine, Corée) était encore
réduite cette
année, avec seulement 9 joueurs. A noter la jeunesse des délégations
chinoise (19 ans de moyenne) et coréenne (25 ans de moyenne),
comparée à l'âge des Japonais Murakami (48 ans) et Hirata (54 ans)
Le Championnat du Monde est plus une opération de promotion du go et de
publicité qu'un tournoi destiné à établir une échelle de valeurs.
Chaque année, le nombre de nations représentées augmente et les
participants sont rarement les mêmes d'une année à l'autre. Les
Chinois, par exemple, changent leur représentation tous les ans alors
qu'ils disposent de joueurs (Nieh Wei P'ing et Ch'en Tsu Teh) qui
pourraient gagner presque à coup sûr.
L'attraction principale cette année était le Chinois Ma Xiao Chung (16
ans) probablement un des plus doués de sa génération. Le déroulement du
tournoi n'a pas été sans surprise: le tirage au sort a en effet rendu
un verdict surprenant en opposant dès la première partie Ma au vétéran
Hirata, le plus jeune contre le plus âgé, ce qui n'a pas été sans
grincements de dents du côté des Chinois et des Japonais. Ma se tailla
un beau succès en gagnant cette partie, particulièrement passionnante
Le champion du monde est comme les années précédentes, désigné au terme
d'un tournoi à élimination directe en 5 rondes (32 participants). Il
faut gagner ses 2 premières parties pour arriver dans les 8 premiers et
les perdants des 2 premières rondes jouent un tournoi pour les 9-12ème
places. Avec ce système le tirage au sort aune grande importance, et
l'ordre des joueurs â partir du second reflète mal l'échelle de force
En ce qui me concerne, une grosse déception: je perds ma 1 ère
partie contre Snyder et mon espoir de me retrouver 7 ou
8ème. Je gagne la partie suivante dans le tournoi des perdants contre
Garcia (Espagne) et le lendemain matin, alors que je devais rencontrer
Kamekura, la seule joueuse du tournoi, mon réveil n'a pas sonné et la
pendule, pendant ce
temps-là, tournait... Je suis arrivé 3 minutes après l'heure limite !
Fortement déçu, je traîne mon amertume dans la grande salle du tournoi
et je remarque Yasunaga lui aussi désœuvré. Sacré bonhomme! Je lui
propose une partie ...et nous en jouons cinq ! (à 3 et 2 pierres de
handicap).
A noter au cours du tirage au sort qu'il y eut 2 groupes de 4 joueurs
ne comprenant aucun favori, ce qui fait que le champ était libre pour 2
outsiders d'accéder aux 7 et
8ème places. Le sort et les parties des 2 premières rondes désignèrent
Snyder (USA) et Stacey (G.B.).
Yasunaga Hajime, |
Yasunaga est une des figures du go japonais. Il est redouté et respecté par les professionnels pour son éternel intérêt pour le go. Ses commentaires sont accueillis avec beaucoup de considération, même parmi les meilleurs professionnels. A quatre-vingts ans passés (à jouer au go) ce fantastique jeune homme est complètement transfiguré devant un go-ban. Il est peut-être maintenant moins solide que Imamura, Murakami ou Hirata et son imagination débordante lui fait commettre des erreurs, mais quel enthousiasme! Grâce à lui, cette journée qui s'annonçait plutôt mal est restée dans ma mémoire une des meilleures de mon séjour. Il n'est pas le seul amateur fort avec qui j'ai lié connaissance. Imamura, le champion de l'an dernier, est peut-être moins expansif que Yasunaga mais fait preuve de la même verve. J'ai joué plusieurs parties avec lui à 3 pierres et je n'ai jamais gagné. Imamura ne jouait pas le tournoi cette année mais il commentait pour le compte d'une société de télévision. Yasunaga est, lui, de toutes façons toujours là où on joue au go. |
Après les rebondissements de cette matinée bien remplie et le régal des
parties jouées contre Yasunaga, j'ai eu droit à un plat de résistance
tout à fait inattendu en début d'après-midi quand Takemiya me proposa,
en compensation de ma partie manquée du matin, une partie "pédagogique"
à sen (c'est-à-dire égalité sans komi, alors que le handicap normal est
de 4 ou même peut-être 5 pierres).
TAKEMIYA Masaki (9-Dan) est un des plus forts professionnels actuels.
Il détient le titre de Honinbo qu'il a ravi l'an dernier à Kato
(Tengen) et le défendra cette année contre les assauts de l'ogre coréen
Cho Chi Kun (Meijin), qui arrive au sommet de sa forme. Un magnifique
match en perspective (en 4 parties gagnantes).
En tant que joueur, Takemiya fait partie des stylistes comme Otake
(Judan) et Fujisawa Shuko (Kisei). Son point fort est le fuseki, et il
favorise l'influence et les grands moyo en début de partie (quoique
moins qu'il y a quelques années). Il est considéré comme un des
meilleurs théoriciens.
A l'occasion du 3ème Championnat du Monde Amateur, dont il était
l'arbitre en chef, il a montré une bonne dose de patience pour, pendant
six jours d'affilée, commenter les parties des occidentaux.
Fig. 1 |
Figure 1 (1 à 19) : Après un fuseki tranquille jusqu'à 10, je décide de choisir le hazama tobi (saut diagonal) 11, car d'une part je pense que c'est un des meilleurs coups dans cette situation globale mais surtout j'ai là une occasion de voir comment un professionnel considère les "joseki" des Dia.l et Dia.2 (voir dictionnaire de Ishida, tome 1). |
Dia.1 : La suite 1-2-3-4 est classique dans une
coupe sur la 3ème ligne, mais ici les coups blancs paraissent
discutables ; après 2 et 4 le groupe noir est complètement vivant et
les deux groupes blancs sont fragiles: le groupe 1-3-x est très lourd à
cause des deux pierres "y " (qui le neutralise dans le centre) et "2"
(qui le neutralise sur le bord). Le groupe du coin peut se voir privé
de base de vie par le coup "a", ce qui fait que n'importe quel coup
noir d'extension sur le bord sud est une menace sur ce groupe blanc
(note à l'intention des stylistes: même l'angle vide de " y" est assez
agréable).
Dia.2 : Ceci me semblait meilleur; le coin est maintenant
solide et la position est plus claire. Même après 2, les pierres "x"
ont un peu d'aji ( Blanc "a" suivi soit de Noir "b", Blanc "c", soit de
Noir "d", Blanc "e"). Cependant, il me semble peu conforme à la
mentalité d'un professionnel de se compromettre ainsi dans l'échange
1-2 trop tôt. |
Fig 2 |
Figure 2 (20 à 26) : Blanc fait tenuki et joue en 20 un kakari sur le hoshi noir. Suit la séquence normale de 21 à 24, forçant 25, et Blanc prend le dernier gros point du fuseki avec 26. J'étais encore tout émerveillé de ma découverte et c'est donc à ma très grande surprise que Takemiya, à ce moment-là, me dit qu'il n'était pas content de la séquence 20-25. Je n'ai pas compris immédiatement pourquoi. Après tout, c'était tellement meilleur que les Dia. 1 et 2 ! En réétudiant la partie plus tard, j'ai découvert petit à petit les raisons de Takemiya. La première raison est que la pierre 24 est mal placée par rapport à 25. Elle serait idéale une intersection plus haut. Je suppose que, puisque l'échange 1-2 dans le Dia.2 répugne à un pro, l'échange 24-25 ne doit pas lui paraître bien brillant. La deuxième raison est que d'un point de vue théorique venir dans la zone d'influence noire pour y construire un groupe aussi imposant que 20-22-24 n'est pas très intéressant et procède d'une mentalité destructive. A cause de la présence de 25, le groupe blanc ne fera que peu de territoire et ne fait que séparer des groupes forts (c'est peut-être cet aspect qui déplaisait le plus à Takemiya). Une troisième raison est que Blanc pourra, pour assurer sa base de vie, être obligé de faire l'échange "a" pour "b", qui est lui aussi assez déplaisant, "b " étant visiblement plus gros que "a" .Enfin, Blanc en provoquant le coup 21 a lui-même réduit la valeur d'une attaque sur la pierre "x" . Pour toutes ces raisons, il semble que le kakari "naturel" sur le hoshi nord-est soit 21 et non 20. |
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Dia.4 : Avec 1 et 3 Blanc obtient une formation
bien équilibrée sur le bord nord et menace une invasion en "a" qui fera
des dégâts et une attaque en "b" prometteuse. Pour éviter l'attaque en
"b", Noir peut jouer "c" mais on arrive à un échange qui n'est
peut-être pas favorable pour Noir. Cependant, si Blanc joue 1 et 3 tout
de suite, Noir continue avec 4 qui est gigantesque et qui rend les
pierres "x" très encombrantes: si Blanc envahit en "a", Noir joue "d",
forçant Blanc à faire l'échange peu réjouissant de "e" pour "f'. Si
pour prévenir Noir "d" Blanc joue en "g", Noir répond tranquillement en
"h" et menace de jouer plus tard en "i" (lorsque le combat aura affecté
le côté est ), ce qui pourra forcer Blanc à rajouter un coup, le
rendant alors certainement surconcentré. 1- 3 n'est donc probablement
pas une bonne alternative à Blanc 20, le bord sud étant crucial. II
faut donc... |
Dia.5 : ...jouer 20 en 1 ici. Noir joue 2 (1 et 2
sont miai). Après 2 Blanc doit jouer 3 pour éviter Noir "a"' et après 3
Noir doit jouer 4 pour éviter Blanc "b". Une idée de continuation de la
partie jusqu'à 16 est donnée ici. (une autre idée serait de jouer Blanc
5 en 8, Noir "c") Après 5 et 7, Blanc menace "d" et pour prévenir ce
coup, Noir doit se défendre aux alentours de 10. Cependant il joue
d'abord l'échange 8 -9 qui aide énormément sa pierre isolée du coin
nord-ouest. Après 11 , Noir doit faire sabaki (forme légère) avec 14-16
et Blanc doit récupérer l'initiative pour jouer "e" ou "f" sur le bord
nord. Il est à noter que le bord est a peu d'importance car il faut
deux coups minimum pour l'assurer : même si Noir joue "g", Blanc a
toujours la possibilité du Dia.6 :
|
Dia. 5 |
Dia.6 : Après l'échange des pierres "x", Blanc
peut toujours faire quelque chose : après 1-2 et 3-4, Blanc sonde la
réaction en 5. Si Noir répond en 8, alors Blanc recule en 6 et vit dans
le coin. Si Noir répond en 6, Blanc échange 7 -8 puis joue 9 et 11 en
guettant l'occasion propice de jouer Blanc "a" Noir "b" Blanc "c" Noir
"d", (si Blanc essaye "a" juste après 10, Noir répondra en "d" car il ne craint pas pour le moment Blanc "b", Noir connecte en 5, Blanc "e"). C'est la raison pour laquelle Blanc élargit le champ des opérations avec 11. |
Dia. 6 |
Pour en revenir à la partie, le Noir aurait pu
après 26 avoir une bonne position en jouant 1-3-5- 7 du Dia.7 . Si
Blanc résiste avec 4 en 1 du Dia.8, l'échange est favorable pour Noir . (14 peut être aussi en "a"). Malheureusement, le Noir a commencé les bêtises à ce moment-là
Dia 8 : 5 en « x » |
Dia. 7 |
Le classement : 1 Shao (Chine) 2 Ma (Chine) 3 Murakami (Japon 4 Park S. (Corée) 5 Liu (Chine) 6 Park Y. (Corée) 7 Snyder ( USA) 8 Stacey (G.B.) 9 Moon (Corée) 10 Chen (USA) 11 Hirata (Japon) 12 Shimizu (Canada) |
Après cette journée assez extraordinaire, j'ai eu droit à d'autres faveurs, notamment la visite au dojo d'un professionnel (Tadao Tomita, 7ème dan, dont on trouve quelques articles dans Go World), des parties avec d'autres amateurs forts... mais l'événement majeur restait de toutes façons le tournoi : en demi-finale 2 Chinois Ma et Shao, 1 Coréen et 1 Japonais sont en présence. Shao bat Park et Ma joue rebelote et bat Murakami de manière indiscutable. La finale, comme il y a 2 ans, sera chinoise, et gagnée d'un demi-point par Shao. Moment d'une intensité incroyable : la fin de partie, quand Ma et Shao, après avoir compté, sont restés face à face pendant 1 minute, en échangeant quelques mots à voix posée avec l'arbitre. Impossible de lire sur leurs visages qui avait gagné. Et puis en même temps que le résultat se propage dans l'assistance, un sourire apparaît petit à petit sur le visage de Shao qui se lève et qui ne parvient pas à retenir ses larmes. |
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La finale : Ma à gauche, Shao à droite |
GLOSSAIRE
aji | (littéralement: goût, arrière-goût) , se réfère à des possibilités latentes sur une position locale qu'on ne peut (ou qu'on n'a pas envie) de matérialiser avant que la situation globale n'ait évolué. |
fuseki | le début de partie jusqu'à ce que tous les points d'extension importants soient pris. |
hazama tobi | saut diagonal d'un espace, qui parait en général extraordinaire et mystérieux. |
Honinbo | le troisième titre en importance au Japon. |
hoshi | (étoile), lorsqu'on se réfère au coin, le point 4-4 marqué d'un point noir. Sur le bord, le milieu de la 4ème ligne. Le point central est appelé tengen. |
joseki | séquence classifiée, en général se déroulant dans un coin, fixant la position de manière théoriquement égale. |
Judan | (10ème dan), le 4ème titre en importance au Japon. |
kakari | attaque d'une pierre de coin isolée. |
Kisei | le premier titre en importance au Japon. (500 000 F au vainqueur , 5 millions de Francs de prix au total). |
komi | avantage en points donné à Blanc en début de partie pour compenser l'initiative au Noir . |
Meijin | le 2ème titre en importance au Japon. |
miai | deux points qui sont équivalents. Si Noir prend l'un, Blanc prend l'autre, et réciproquement. |
sabaki | technique de combat particulière dans une zone d'influence, consistant à essayer de construire un groupe cohérent à partir de positions extrêmement légères en sacrifiant au besoin les pions qui ne sont pas importants. |
Tengen | le 5ème titre en importance au Japon. |
tesuji | coup excellent, en combat en général, à la limite surprenant. |
Article publié en 1981 dans la revue française de go N°
10 (
pages 15 à 22 )
Dernière modification le 29/11/2012