Wagahai wa neko de aru.
D'après la traduction de Jean Cholley
Le chapitre 11 relate une partie de Go chez le professeur Kushami : extraits du texte français
Meitei et Dokusen sont assis
face à face devant l'alcôve, un goban placé devant eux.
- Nous n'allons pas jouer pour
rien. Celui qui perd paie quelque chose. D'accord? insiste Meitei, et
Dokusen répond, en tiraillant sa barbiche comme d'habitude :
- Une telle pratique souillerait la pureté du jeu, qui, en
plus, perd son intérêt si on se préoccupe de questions d'argent au détriment
de la réflexion. Ne nous soucions pas de gagner ou de perdre, mais
faisons cette partie d'un cœur hardi, comme si nous sortions d'une
caverne pour nous retrouver sous les nuages blancs de la nature, car
c'est à cette condition que nous goûterons la pleine saveur du jeu.
- Te voilà reparti! Tout ne va pas
sans mal avec un ermite comme toi. On te croirait sorti du Récit des
Soixante et Onze Ermites.[1]
- Il faut en revenir à l'harmonie
de la nature, aussi délicate qu'une note de harpe sans cordes.
- Tu veux faire un jeu de mots avec
"télégraphie sans fil"?[2]
- En tous cas, commençons.
- Tu prends les blancs?
- N'importe lesquels.
- Ta qualité d'ermite t'élève
au-dessus de ces choses, bien sûr. Si tu prends les blancs, il résulte
que les noirs me reviennent. Bien, commence! Attaques où tu veux!
- La règle est que les noirs
ouvrent le jeu.
- Très bien. Alors je vais être
modeste et commencer ici, selon les règles.
- Les règles ne disent pas que tu
peux faire cela!
- C'est sans importance. C'est une
règle récemment inventée.
Le monde dans lequel je vis est
petit et il n'y a pas longtemps que j'ai vu pour la première fois un
goban. Plus j'y réfléchis, plus je le trouve drôle. C'est une planche
carrée et étroite qu'on a découpée en lignes serrées les unes
contre les autres, et on range sur le tout une multitudes de pierres
blanches et noires à donner la nausée. Les joueurs s'excitent là-dessus
en transpirant abondamment, à grands cris de "J'ai gagné! Tu as
perdu! Tu es pris! Je suis dégagé!" Tout cela pour un carré de
30 cm de côté environ, qui devient un capharnaüm quand une patte de
chat mélange les pierres. Ces
herbes forment une hutte quand on les assemble, et redeviennent une
lande désolée quand on les sépare.[3] C'est un amusement sans aucune utilité. Il est bien
plus agréable de rester les bras croisés à regarder les autres jouer.
L'arrangement des pierres n'est pas trop désagréable à voir jusqu'au
trente ou quarante premiers coups, mais quand on arrive au moment décisif,
quel pitoyable spectacle! Les pierres noires et blanches sont entassées
à déborder, et elles sont pressées les unes contre les autres qu'on
croit les entendre craquer. Elles ne peuvent pas demander aux pierres
voisines de leur faire un peu de place, elles n'ont pas le droit
d'ordonner aux pierres devant eux de dégager les lieux, elles ne
peuvent que se faire tout petit, sans bouger, en se résignant à leur
sort. Ce sont les hommes qui ont inventé ce jeu, et si on admet que
leurs goûts se révèlent sur le goban, on peut dire que la destinée
restreinte des pierres symbolise l'esprit étriqué des hommes. Si on
admet encore que les pierres donnent une idée de l'état d'esprit des
humains, on est conduit à penser que ceux-ci aiment à réduire le ciel
immense et la mer illimitée à leur mesure, et à chercher mille
artifices pour se mesurer un domaine d'où ils ne pourront plus bouger
d'un seul pas. On peut caractériser les hommes en un mot : ce sont des
êtres qui recherchent les tourments par plaisir.
Meitei le nonchalant et Dokusen à
l'esprit plein de Zen ont tiré pour je ne sais quelle raison un vieux
goban du placard et ils se sont lancés dans ce jeu étouffant. La
rencontre de ces deux personnages a produit au début du jeu où chacun
prenait les positions qu'il voulait, et les pierres se mêlaient
librement sur le goban ; mais les dimensions de celui-ci sont limités,
et comme les lignes se remplissent à chaque passe, il est naturel que
les mouvements deviennent de plus en plus difficiles, même pour des
esprits nonchalant ou pleins de Zen.
- Meitei, tu ignores toutes les règles!
Tu n'as pas le droit de poser tes pierres ici.
- C'est peut-être interdit sans le
go des moines bouddhistes, mais ce coup existe dans l'école Honinbô.[4]
- Mais tu places tes pierres dans
une position morte, où ils ne peuvent que se faire prendre.
- Je ne crains pas la mort, et
encore moins une tranche de porc[5].
Je vais essayer ce coup.
- Bien, faites donc, mon cher. Une
brise parfumée souffle de sud, apportant un peu de fraîcheur dans le
palais. Il me suffit de continuer de cette façon et tout sera bien.
- Hé, tu as continué! Je
t'admire, car je ne pensais pas que tu suivrais. Ah, ne faites pas
sonner la cloche de Hachiman[6]...
Comment vas-tu parer ce coup?
- La question ne se pose même pas.
Le sabre froid levé dans le ciel[7]...
Ah cela m'ennuie, je vais couper ici.
- Eh, mes pierres sont mortes si tu
me coupes ici. Arrête-toi! Attends!
- Je te dis depuis tout à l'heure
que tu ne peux pas entrer dans une concentration pareille.
- Je vous en demande profondément
pardon. Enlève cette pierre blanche, s'il te plaît.
- Tu restes en attente?
- Et par la même occasion, ôte également
celui qui est à côté.
- Tu ne manques pas de toupet!
- Voyons, entre nous, qu'est ce que
cela peut faire? Sois gentil et ôte ce pion. C'est une question de vie
ou de mort. C'est le moment où j'arrive en scène en demandant
d'attendre un peu.[8]
- Je ne veux rien savoir de tout
cela
- Cela ne fait rien, enlève ton
pion.
- Voilà la sixième fois que tu me
fais ce tour.
- Tu as bonne mémoire. Je vais te
faire ce tour bien d'autres fois encore. Je te dis d'enlever ce pion! tu
es vraiment têtu. Tu devrais avoir l'esprit un peu vif avec la méditation
que tu fais.
- Mais si je ne prends pas ce pion,
je vais perdre...
-Tu dois être indifférent à la défaite,
non?
- Oui, je le suis, mais je ne veux
pas te laisser gagner.
- Eh bien,
pour un homme en possession de la vérité, tu me surprends! Tu
coupes l'éclair pendant l a brise du printemps, n'est-ce pas?
- Non tu cites à l'envers. C'est
"couper la brise du printemps pendant le temps d'un éclair".
- Ha ha ha! Je croyais le moment
arrivé pour te faire réciter cela de travers, mais tu as encore ta tête
à toi. Dans ce cas, j'abandonne.
- Oui, cela vaut mieux. L'impermanence
approche à grands pas dans le drame de la vie et la mort.
-Amen, dit Meitei en lançant un
pion dans un endroit où il n'a vraiment rien à faire.
Pendant que Meitei et Dokusen se
livrent à leur duel acharné devant l'alcôve, Kangetsu et Tôfû sont
assis l'un à côté de l'autre devant la porte du salon, près de mon
maître, qui a le visage jaune. Trois bonites séchées sont étalées
sur les nattes devant Kangetsu. Elles sont alignées bien sagement, sans
enveloppe, et offrent un spectacle étrange.
Elles proviennent de l'intérieur
du kimono de Kangetsu et sont encore tièdes au toucher. Mon maître et
Tôfû les fixent d'un regard étonné, et Kangetsu ouvre enfin la
bouche.
- Je suis revenu de chez moi voici
quatre jours, mais j'ai dû courir à droite et à gauche pour diverses
affaires et je n'ai pas pu venir vous voir.
-Il n'était pas nécessaire de te
hâter autant, réplique mon maître avec sa rudesse habituelle.
- Ce n'était certes pas nécessaire,
mais il fallait que je vous apporte vite ce petit cadeau de chez moi.
- Ce sont des bonites séchées?
-Oui, c'est le produit le plus
fameux de ma région.
- Peut-être, mais il doit y en
avoir aussi à Tôkyô, commente mon maître en prenant la plus grosse
boite dans ses mains pour l'approcher de son nez et la flairer.
- La qualité d'une bonite ne se détermine
pas à l'odeur
- Ces bonites sont un produit
fameux de ton pays parce qu'elles sont grosses?
- Goûtez-les et vous verrez.
-Pour sûr, j'en mangerai, mais il
manque un morceau à celle-ci.
- C'est pour cette raison qu'il me
fallait vous les apporter au plus vite.
Que veux tu dire ?
- je veux dire que les rats les ont
grignotées.
- C'est dangereux. O pourrait
attraper la peste.
-Non, vous ne risquez rien, il n'y
a pas de danger pour quelques coups
de dents comme cela.
-Où les rats ont-ils grignotés
ces bonites?
- Dans le bateau.
-Le bateau? Comment cela?
-Comme je ne savais pas où les
mettre, je les ai enveloppées dans le sac de mon violon et j'ai pris le
bateau ; c'est arrivé le sir. S'il n'y avait que les bonites, cela
passerait encore, mais les rats ont pris mon violon pour du poisson et
l'ont grignoté aussi.
- Ces rats sont bien distraits. Je
me demande si on devient étourdi à ce point quand on habite sur un
bateau, poursuit mon maître sans cesser de regarder les bonites.
Personne ne comprend ce qu'il a voulu dire.
- Les rats sont distraits, où
qu'ils soient. C'est pourquoi je me suis inquiété, à ma pension, et
j'ai mis les bonites dans mon lit le soir pour éviter une autre attaque
des rats.
- Ce n'est pas très propre.
- Lavez les un peu avant de les
manger.
- Un peu? cela ne suffira pas à
les rendre propres.
- Alors vous pouvez les mettre dans
la lessive et les frotter jusqu'à ce qu'elles reluisent.
-Tu as dormi avec ton violon aussi?
- Non je ne peux pas, il est trop
gros...
- Hein, quoi? Tu as dormi avec ton
violon? Quel raffinement! Il y a un poème qui dit : "Au printemps
qui s'en va, on se sent le cœur lourd, comme chargé d'un luth[9]"
mais c'est de l'ancien temps. Si les hommes de talent de notre époque
de Meiji ne dorment pas avec leur violon, ils ne peuvent pas espérer
surpasser les anciens. Que penses-tu de :
Dans
la longue nuit d'automne
Il
serre son violon
Contre
sa chemise de nuit?
- Tôfû, peut-on dire cela en poésie de style nouveau?
lance Meitei à voix retentissante de son coin.
Tôfû reste sérieux et répond :
- Les poèmes de style nouveau ne se comparent pas aussi vite
que les haïku. Mais quand ils
sont faits, ils ont une étrange harmonie qui atteint jusqu'au plus
secret des esprits.
-Ah? Je croyais qu'on faisait venir les esprits en brûlant
des tiges de chanvre[10].
Ils viennent donc aussi par la grâce de la poésie de style nouveau?
persifle Meitei en abandonnant une fois de plus son jeu de go.
Mon maître l'avertit qu'il va perdre s'il parle à tort et
à travers, mais il ne s'en préoccupe pas.
- De toute façon, mon adversaire est comme une pieuvre dans
une marmite : il ne peut bouger ni bras ni jambes. Je m'ennuie tellement
que je me joins à la conversation à propos du violon.
Dokusen rétorque sur un ton quelque peu offusqué :
- C'est à toi de jouer, je t'attends!
- Hé? Tu as déjà joué?
- Bien sûr, il y a un bon moment.
- Où?
- J'ai allongé cette diagonale de blancs.
- Je vois, tu as allongé ta ligne et tu as perdu, car moi -
euh, car moi... La nuit va tomber à ce train, je ne vois rien à faire.
Écoute, je te laisse jouer encore une fois, replace ton pion où tu
veux
- Où as-tu vu jouer au go de cette façon?
- Alors je vais jouer. Ici, au coin. Kangetsu, les rats se
permettent de mordre dans ton violon parce que c'est un article à bon
marché. Tu devrais t'en offrir un meilleur. Veux tu que je t'en fasse
avoir un de trois cents ans, une antiquité d'Italie?
- Si vous voulez m'en faire la faveur, et en même temps je
vous demanderai de me faire étudier un prix
- A quoi peut servir une vieillerie pareille?
Mon maître ne connaît rien aux violons, mais cela ne l'empêche
pas de s'en prendre à Meitei.
- Tu considères de la même façon le vieux violons et les
vieilles personnes. Mais des vieux comme Kaneda ont encore leur valeur ;
à plus forte raison, un violon est d'autant meilleur qu'il est vieux.
Allons, Dokusen, dépêche-toi! Nous ne sommes pas à ma tirade de
Keimasa[11],
mais les journées d'automne sont courtes.
- Il est pénible de jouer au go avec un homme aussi agité
que toi. Je n'ai même pas le temps de réfléchir. Bien je vais compléter
une case ici.
- Hé hé! Tu as réussi à mettre tes pions en verrou. Quel
malheur! Je ne croyais pas que tu ferais ce coup et je me rongeais
d'inquiétude en parlant de n'importe quoi pour te dérouter. En vain,
je crois
- Quoi de plus normal? Tu ne joues pas , tu ne fais que
chercher à tromper les autres.
- Cela, c'est l'école Honinbô, l'école des gentilshommes
de ce temps.- Hé, Kushami, les conserves de légumes de Kamakura ont du
faire du bien à Dokusen, car il ne s'émeut de rien. Il a droit à
notre estime et à notre respect. Il joue mal au go, mais il a du
courage.
- Alors, un homme aussi peu courageux que toi devrait
l'imiter, jette mon maître sans se retourner, sur quoi Meitei lui tire
une longue langue rouge. Dokusen invite Meitei à poursuivre le jeu
comme si la discussion ne le concernait pas du tout.
Tôfû s'adresse à Kangetsu :
- Quand as-tu commencé le violon? Je voudrais moi aussi l'étudier
un peu, mais il paraît que c'est très difficile.
-Mmh, n'importe qui peut jouer de façon suffisante.
- Je compte sur le fait que ceux qui s'intéressent à la poésie
semblent progresser rapidement en musique, car après tout, poésie et
musique font partie de l'art. Qu'en penses tu ?
- Tu as probablement raison. Tu feras certainement des progrès.
- Quand as-tu commencé?
- Quand j'étais au lycée. M. Kushami, vous ai-je dit ce qui
m'a conduit à étudier le violon?
- Non, jamais.
- Tu as commence avec un professeur quand tu étais au lycée?
- Non je n'avais pas de professeur. J'ai étudié seul.
- Tu es un génie, sans conteste.
- Il n'y a pas besoin d'être un génie pour étudier seul, répond
froidement Kangetsu.
Il doit être seul de son espèce à se fâcher quand on lui
dit qu'il a du génie.
- Comme tu veux, mais dis nous comment tu as fait, je
voudrais bien le savoir.
- Si tu veux. Vous êtes d'accord, monsieur Kushami?
- Oui, parle
- De nos jours, on voit souvent des jeunes gens parcourir les
rues avec des boîtes à violon à la
main, mais de mon temps il n'y avait presque aucun lycée où on
faisait de la musique occidentale. Mon lycée en particulier était
perdu au fond d'une campagne; c'était un endroit d'une telle rusticité
qu'on n'y connaissait même pas les sandales à semelles de chanvre, et
bien sûr personne parmi les élèves ne jouait du violon...
- On dirait qu'ils viennent de commencer une histoire intéressante
là-bas. Dokusen, laissons là notre partie de go.
- Il y a encore deux ou trois endroits à terminer.
- C'est sans importance, je t'en fais cadeau
- je ne peux pas les accepter.
- Tu es bien trop minutieux pour un étudiant de Zen. A lors,
finissons-en d'un seul coup. Kangetsu, ce que tu dis a l'air intéressant.
C'est cette école dont tu parles, où les élèves vont les pieds
nus...
- Pas du tout!
- Pourtant, tout le monde dit que les élèves ont la peau
des pieds très due à force de faire des "demi-tour droite!"
pieds nus pendant les exercices d'entraînement militaire.
- C'est absurde! Qui a dit cela?
- Sans importance. On dit aussi
qu'ils emportent une énorme boule de riz à l'école pour leur déjeuner,
et ils la suspendent à leur ceinture comme un citron de Chine. Quand
ils la mangent, je devrais plutôt dire quand ils la mordent, il apparaît
au centre de cette boule de riz une prune confite. On raconte qu’ils
mordent dans leur boule de riz insipide avec le seul espoir de voir
surgir cette prune confite. Ces garçons débordent vraiment de vigueur.
Dokusen, cette histoire devrait te plaire.
- Ils ont un tempérament
prometteur, plein de rude simplicité.
- Il y a encore plus prometteur, Il
paraît qu'il n'existe pas de cendriers-crachoirs là-bas. Un de mes
amis travaillait dans cette région, et il a voulu un jour acheter un de
ces cendriers-crachoirs portant la marque de Togetsuhô, la montagne de
Shizuoka. Or il n'y avait même pas de cendriers-crachoirs dans les
magasins! Les marchands lui ont dit que ce n'était pas nécessaire d'en
vendre, car il suffisait d'aller dans un fourré de bambous derrière
n'importe quelle maison, et de s'en confectionner un, Ce récit est également
plein d'une rude simplicité qui est la marque d'un caractère à ton goût,
Dokusen ?
- Mmh, certes, mais il faut que je
mette un pion hors jeu ici.
- Bon, hors jeu, hors jeu, hors
jeu! Et maintenant c'est fini, Ce que je viens de vous dire m'a beaucoup
étonné quand je l'ai appris. Je t'admire d'avoir étudié seul le
violon dans un endroit pareil, Un poème du Chu Cil parle du dénuement
dans la solitude, et tu es, Kangetsu, le Qu Yüan de notre époque de
Meiji.
- Cela ne me plaît pas du tout,
- Alors, tu es le Werther de ce siècle,
Quoi ? Tu comptes les pions ? Tu es d'un sérieux incroyable, Tu
n'as pas besoin de compter les pions, je sais que j'ai perdu.
- Oui, mais il vaut mieux que tout
soit clair.
- Je te laisse donc faire le
compte, je n'ai aucune envie de faire le bilan de la partie, Si je n'écoute
pas de quelle façon le Werther de notre siècle a commencé l'étude du
violon, mes ancêtres ne me le pardonneront jamais. Excuse-moi, dit
Meitei en se levant pour se glisser vers Kangetsu.
Dokusen ramasse les pions blancs et
noirs pour les mettre sur leurs lignes respectives et il s'absorbe dans
son calcul en marmonnant. Kangetsu poursuit son histoire.
- La campagne où j'habitais étant
ce qu'elle était, et les gens du lieu ayant leur tête, ils
sanctionnaient sévèrement tous ceux qui montraient des signes de relâchement,
sous prétexte que cela donnait mauvaise impression aux élèves des
autres préfectures. C’était très ennuyeux.
- Les lycéens de ta province étaient
assez particuliers. Ils portaient d'ailleurs un hakama bleu foncé sans
motifs. C'est déjà curieux, mais en plus tout le monde a le teint
sombre, peut être à cause du vent de la mer. C'est sans grande
importance pour les homes, mais cela doit gêner les femmes, je suppose.
Chaque fois que Meitei fait
irruption dans une conversation, on s'éloigne à des lieues du sujet.
- Les femmes ont aussi le teint
sombre.
- C'est étonnant qu'elle puisse
trouver des maris.
- Qu'est-ce que cela peut faire si
tout le monde a le teint foncé dans la région?
- C'est l'enchaînement des causes
et des effets, n'est-ce pas, Kushami?
- Il faut mieux avoir le teint foncé.
Quand on l'a trop blanc, on n'arrête plus de se regarder dans le
miroir. Et comment voulez-vous retenir une femme? dit mon maître en
poussant un long soupir.
- Mais quand tout le monde a le
teint foncé, est-ce que cela n'est pas une cause de vanité? demande
logiquement Tôfû.
- Quoi qu'il en soit, les femmes ne
servent à rien répond mon maître, ce à quoi Meitei ajoute en riant :
- Ta femme ne va pas apprécier ce
que tu dis.
- Bah, ne t'inquiète pas.
- Elle n'est pas ici?
- Elle est partie tout à l'heure
avec les enfants.
- Je me disais bien que tout est
tranquille. Où est-elle allée?
- Je n'en sais rien. Elle va où
elle veut.
- Et elle revient quand elle veut?
- Eh oui. Tu as de la chance d'être
célibataire.
- A ces mots Tôfû fait une
grimace de mécontentement et Kangetsu a un large sourire. Meitei
commente :
- C'est le sentiment de tous les hommes mariés. Dokusen, tu
es de ceux qui ont des ennuis avec leur femme, n'est-ce pas?
- Hein? Attends une seconde. Quatre
fois six vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept. je croyais
qu'il y avait moins, mais voici quand même quarante six pions. Il me
semblait que j'avais gagné avec une marge plus importante, mais il n'y
a qu'une différence de dix-huit pions. Qu'est-ce que tu disais?
- Que tu es de ceux qui ont des
ennuis avec leur femme.
- Ha ha ha ha! Pas précisément.
Il se trouve que ma femme m'aime.
- Ah, excuse-moi. Je te reconnais
bien là.
- Dokusen n'est pas seul de son espèce,
il y en a beaucoup d'autres comme lui, dit Kangetsu, plaidant pour
toutes les épouses du monde.
- Je suis d'accord avec Kangetsu.
L'homme ne peut arriver à la perfection que par deux chemins, à mon
avis, qui sont l'art et l'amour. L'amour conjugal représente un de ces
chemins, et l'homme doit se marier pour atteindre cette plénitude,
sinon il va à l'encontre des vœux du Ciel. Qu'en pensez-vous, monsieur
? dit Tôfû avec son sérieux habituel en se tournant vers Meitei.
- C'est une opinion des plus
remarquables. Je n'arriverai probablement jamais moi-même à cet
absolu.
- Encore moins quand tu auras une
femme, ajoute mon maître, le visage sombre.
- En tout cas, nous, les jeunes
gens non encore mariés, devons ouvrir le chemin du progrès en nous
frottant à l'esprit, sinon nous ne pourrons pas saisir le sens de la
vie. C'est pourquoi je me propose d'abord d'étudier le violon, et j'écoute
ce que Kangetsu veut nous dire.
- Ah oui, oui, nous devions écouter
l'histoire du violon de notre Werther. Allons, parle, nous ne te dérangerons
plus, promet Meitei en réfrénant enfin son naturel exubérant.
- Le chemin du progrès ne s'ouvre
pas avec un violon. Ce serait trop facile si on pouvait découvrir les vérités
de l'univers avec des amusements pareils. Pour arriver à cette
connaissance, il faut avoir le courage spirituel de se jeter dans un précipice,
d'y mourir, et de renaître à une autre vie, dit gravement Dokusen.
Mais Tôfû, qui n'entend rien aux
arcanes du Zen, ne prête pas la moindre attention à son prêche et répond
:
- Oui, peut-être, mais je crois
quand même que l'art exprime ce qu'il y a de plus profond dans les
convictions humaines; on ne peut pas le dédaigner.
- Dans ce cas, laissez-moi vous
conter l'histoire de mon violon, comme vous dites le désirer. Je disais
donc que j'ai eu beaucoup de difficultés avant de commencer mes études
de violon. La première a été pour acheter l'instrument.
- Certainement, il n'y a sûrement
pas de violon dans une campagne où on ne trouve même pas de sandales
à semelles de chanvre.
- Si, il y en a. J'avais économisé
assez d'argent pour en acheter un, mais cela m'était impossible.
- Pourquoi?
- Parce que le monde est si petit,
là-bas, que tous les gens auraient appris immédiatement que j'avais
acheté un violon. Et si on avait découvert cela, on m'aurait tourmenté
pour me punir de ma présomption.
- Le génie a toujours été entravé,
sympathise Tôfû.
- Encore le génie! S'il vous plaît,
je voudrais bien qu'on n'utilise plus ce mot. J'en suis donc arrivé à
désirer ce violon chaque fois que je passais devant le magasin lors de
ma promenade quotidienne, en me disant que ce serait magnifique si je
pouvais l'acheter, en imaginant avec quel plaisir je le presserais
contre moi. J'y pensais tous les jours.
- Cela se comprend, dit Meitei.
- C'était une obsession, s'étonne
mon maître.
- C'est bien ce que je dis, tu es
un génie, admire Tôfû.
Seul Dokusen reste au-dessus de
tout cela et tortille sa barbiche.
- Vous vous demandez certainement
comment il se fait qu'on vende des violons dans un endroit pareil, mais
à la réflexion, il n'y a rien de bizarre. Il y avait aussi une école
de filles qui devaient suivre des cours de violon chaque jour, et il
leur fallait donc des violons. Certes, ils n'étaient pas de très bonne
qualité, c'étaient juste des instruments qui portaient le nom de
violon. Le propriétaire du magasin n'y attachait pas beaucoup
d'importance, et en avait accroché deux ou trois dans sa vitrine. Il
leur arrivait parfois de lâcher quelques notes quand le vent soufflait
ou quand un garçon de courses les touchait. Lorsque j'entendais cette
musique, je ne pouvais plus tenir en place, c'était comme si on me déchirait
brusquement le cœur.
- C'est dangereux, cela. Il y a
plusieurs sortes d'épilepsie, qui peuvent être produites par la vue de
l'eau, des gens, ou autres choses encore, mais toi, en bon Werther, tu
as l'épilepsie du violon, raille Meitei.
Tôfû, au contraire, est de plus
en plus admiratif.
- Non, il n'y a pas de véritable
artiste sans une sensibilité aussi exercée. Nous avons affaire à un génie,
sans aucun doute.
- Ma foi, c'était peut-être de l'épilepsie,
mais le son des violons était unique. J'ai beaucoup joué depuis, mais
je n'ai jamais pu reproduire d'aussi belles notes. Je ne sais pas
comment les qualifier, elles étaient hors du langage.
- Comme le tintement cristallin de
quelque gemme précieuse[12]?
suggère Dokusen, mais malheureusement personne ne remarque la recherche
de sa citation.
- À force de me promener chaque
jour devant le magasin, j'ai réussi à entendre trois fois ces notes
merveilleuses. La troisième fois, j'ai décidé qu'il me fallait à
tout prix acheter un violon, même si les gens de mon pays me
critiquaient, même si les gens des autres préfectures me méprisaient
- même si je rendais le dernier soupir sous les coups de poing de mes
condisciples, même si j'avais le malheur d'être mis à la porte de l'école.
Je ne pouvais plus résister au besoin d'acheter un violon.
- C'est du génie! Sinon, comment
expliquer cette persévérance? Je t'envie, car moi aussi je tente
depuis des années d'arriver à une intensité de sentiments comparable
à la tienne, mais sans succès. Je vais au concert pour écouter de la
musique avec tout l'enthousiasme dont je suis capable, mais je n'arrive
pas à me passionner, se lamente Tôfû, l'air malade d'envie.
- C'est ce qui fait ton bonheur. Je
peux parler de tout cela avec calme maintenant, mais vous ne pouvez pas
imaginer à quel point j'ai souffert à l'époque. Finalement, je me
suis offert un violon.
- Mmh ? Comment cela?
- C'était précisément le soir
avant la fête de l'anniversaire de l'Empereur, en novembre. Les
camarades de mon pays étaient ailés dans une station thermale et j'étais
seul. J'étais resté couché, en me disant malade pour ne pas aller à
l'école. Dans mon lit, je ne pensais qu'au violon, en me promettant de
sortir le soir même pour me le procurer.
- Tu t'es inventé une maladie pour ne pas aller à l'école
?
- Oui, exactement.
- Ah, tu as quelque génie, en
effet, reconnaît Meitei.
- J'attendais le crépuscule, la tête
hors des draps, mais il ne venait pas vite. Alors je me suis enfoncé
dans ma literie et j'ai attendu, les yeux fermés, mais rien à faire.
J'ai sorti la tête de mes draps et j'ai vu l'ardent soleil d'automne éclairer
toute la surface de la porte de papier; son éclat m'a mis en colère.
À la partie supérieure de la porte, il y avait des ombres allongées
qui tremblaient de temps en temps dans le vent d'automne.
- Qu'est-ce que c'est que ces
ombres allongées ?
- C'étaient des kakis amers, épluchés
et suspendus au revers du toit.
- Mmh, et alors ?
- De guerre lasse, je me suis levé
pour aller sur la véranda, et j'ai mangé un des kakis.
- Il était bon? demande mon maître,
comme un enfant.
- Très bon. Les kakis de cette région
sont excellents. On n'en trouve pas de tels à Tôkyô.
- Laissons les kakis, et dis-nous
ce qui est arrivé ensuite, presse Tôfû
- Ensuite, je suis retourné sous
mes draps, j'ai fermé les yeux et j'ai prié les dieux que la nuit
tombe vite. trois ou quatre heures, j'ai sorti la tête de mes draps
croyant que le moment était venu mais l'ardent soleil d'automne éclairait
toujours la porte, et les ombres allongées étaient toujours à leur
place, tremblant au vent.
- Tu nous as déjà dit cela.
- Cela s'est répété plusieurs
fois. J'ai alors quitté mon lit pour aller sur la véranda, où j'ai
mangé un kaki, et je suis reparti me coucher en priant les dieux pour
que la nui arrive vite.
- On en revient toujours à la même
chose.
- Bah, ne soyez pas i impatients.
J'ai tenu bon encore trois ou quatre heures dans mes draps, puis j'ai
mis le nez au dehors, pensant que cette fois cela suffirait, mais
l'ardent soleil d'automne éclairait en plein la porte et des ombres
allongées tremblotaient à la partie supérieure...
- C'est encore et toujours la même
histoire!
- Alors je me suis levé pour aller
sur la véranda, où j'ai mangé un kaki...
- Encore un kaki! Tu ne fais que te
bourrer de kakis sans fin et sans limite.
- Je ne tenais plus en place.
- Ceux qui doivent t'écouter ont
encore plus de mal que toi à tenir en place.
- Monsieur Kushami, vous êtes
toujours si pressé que j'ai de la peine à continuer mon histoire.
- Tu fais aussi de la peine à ton
auditoire, insinue Tôfû avec quelque mécontentement?
- Dans ces conditions, je me rends
et je vais résumer la suite. En bref, à force de manger un kaki chaque
fois que je me levais, j'ai croqué tous les kakis suspendus au rebord
du toit.
- Et alors la nuit a dû tomber?
- Non, justement. Quand j'ai relevé
la tête après le dernier kaki, l'ardent soleil d'automne éclairait
encore en plein la porte, et...
- Moi, j'en ai assez! Cette
histoire n'a pas de fin.
- Et moi qui vous parle, vous
croyez que je n'en suis pas las aussi?
- Avec ton endurance, tu dois réussir
à peu prés tout ce que tu entreprends. Si nous ne réagissons pas, le
soleil d'automne va briller jusqu'à demain. Quand compte tu acheter ton
violon? demande Meitei qui semble avoir finalement perdu patience.
...
Mon maître qui a perdu patience se
lève et se dirige vers son bureau. Il en ressort presque aussitôt avec
un vieux livre en langue occidentale, se couche à plat ventre et
commence à lire. Dokusen est retourné à son ancienne position devant
l'alcôve où il se distrait en jouant une partie de go tout seul.
L'histoire sans fin de Kangetsu a chassé son auditoire, et il ne lui
reste plus que Tôfû, toujours fidèle à l'art, et Meitei, qui n'a
jamais connu la défaite devant l'ennui.
Après une longue bouffée de fumée
qui s'étale bien à son aise, Kangetsu reprend son récit à la même
allure que précédemment.
...
Mélancolique automne,
Dans le panier à vêtements
Mon violon!
...
Ils éclatent de rire toue les
trois. Mon maître lui-même pouffe en lisant son livre. Seul Dokusen,
qui s'est trop donné à sa partie solitaire de go, a épuisé ses
forces, et il est avachi sur le damier, dans un profond sommeil.
...
[1]Biographie et éloge de 71 ermites chinois compilée à l'époque Han.
[2] Une certaine similitude phonétique entre les mots mugen no sakin("harpe sans corde" et musen no denshin ("télégraphie sans fil") donne à Meitei l'occasion de faire un à-peu-près.
[3]Verset didactique (gatha) très connu, qu'on trouve dans divers recueils de sentences de la secte zen. Le sens est que tous les phénomènes, y compris l'homme, ne sont qu'un assemblage temporaire d'agrégats sans existence indépendante, qui retournent à un état non organisé lors de la disparition des phénomènes, en attente d'une autre formation.
[4]Une des écoles principales de jeu de go, qui a produit tant de grands maîtres que son nom est devenu synonyme d'excellence.
[5]Allusion à un passage des Annales chinoises. Un guerrier qui avait provoqué l'admiration de son hôte autant que pour sa résistance à l'alcool, fut invité à manger de la viande de porc. Il s'en coupa une tranche avec son sabre, et, invité à boire de nouveau, il répondit : " Un guerrier ne craint pas la mort : comment pourrais-je reculer devant une coupe de vin?"
[6]La cloche de Hachiman était la cloche du temple du dieu de la Guerre Hachiman, qu'on utilisait pour sonner les heures à l'époque d'Edo. Un chant populaire de l'époque, "la Cloche de Hachiman", dit : "Ah, ne faites pas sonner la cloche de Hachiman, car mon amour va se réveiller..."
[7]Menacé par une attaque de l'armée mongole, le Premier ministre Hôjô Tokimune n'arrivant pas à prendre une décision, le moine Mugaku lui dit : "Une fois qu'on a tranché la tête de l'ennemi, seul demeure le sabre froid dressé dans le ciel", voulant dire qu'il faut se débarrasser de toute préoccupation concernant la mort.
[8]Dans la pièce de kabuki, Un instant, le héros entre en scène en disant ces mots, ce qui sauve un condamné sur le point d'être exécuté.
[9]Poème de Yosa Buson
[10]Lors de la fête du Bon, on brûle devant la porte de la maison des tiges de chanvre débarrassées de leur écorce pour appeler les esprits des ancêtres.
[11]Keimasa est le nom d'un masseur aveugle, personnage de la pièce de kabuki, La Bride teintée en deux couleurs, où il déclare à un certain moment: " Voici déjà le soir? Ah que les journées d'automne sont courtes..."
[12] L’expression se trouve dans le Chu Ci
Dernière mise à jour le 21/02/2020
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