Par cette après-midi du mois de Mai 2005, je me suis décidé à retrouver le texte qui constitue le premier article sur le go dans un journal français. Bruno Deshayes, qui a découvert le jeu grâce à cet article, il y a plus de 35 ans, m'a conseillé d'aller aux archives de l'Express mais ce journal n'offre pas de salle d'archives et conseille au public de se rabattre sur les bibliothèques. Aussi ce Samedi, après une visite inutile à la BNF me voilà, comme à l'époque de ma prépa prêt à demander une carte de lecteur à la bibliothèque Sainte-Geneviève. L'endroit n'a pas changé avec un millier de places de travail numérotées, au cœur des rayons; même si l'informatique est maintenant reine. Après consultation des catalogues, L'Express Paris ne semble disponible qu'à partir de 1975 et avec des lacunes... Je me vois déjà essayer la bibliothèque de Beaubourg un jour futur... mais je fais appel à une bibliothécaire qui consulte à nouveau le catalogue. Effectivement, c'est bien ça... uniquement après 1975 et puis non l'Express est en fait disponible à partir du premier numéro (1953) sur micro-forme. Ca y est. Le document est commandée. 20 minutes après, je dispose de 6 ou 7 bobines de films 55mm et suis installé dans une petite salle  avec ma première bobine sur l'appareil. Les pages commencent à défiler avec un peu de nostalgie : la lune, Georges Pompidou et tous ces noms gravées quelque part dans le fond de ma mémoire et qui réapparaissent en négatif.

Visiblement Janvier-février 69, c'est pas ça. Je me rappelle de la quatrième de couverture du petit traité qui reprenait un morceau de l'article et qui évoquait les joueurs Perec et Roubaud pendant leur vacances d'été. Je place la bobine de Septembre-octobre. les yeux commencent à fatiguer mais rien. Je me rends compte que cela prend du temps et que je devrai bientôt rentrer si je ne veux pas arriver après nos invités à la maison. Je place la bobine de Juillet-août et en fin de bobine, le sommaire du numéro du 25-30 Août 69 : JEU, Les nouveaux mordus du morpion japonais page 38. Je crois que j'y suis mais la bobine s'arrête à la page 17. Au moteur, cela ne va pas plus loin. Trop bête. Serait-ce sur la bobine suivante. En fait, non. Je m'aperçois que l'on peut déplacer le film manuellement et les pages défilent à nouveau. 30, 31, 32... J'arrive page 38 et je sais que j'ai trouvé. 2 colonnes, je m'attendais à plus mais il ne faut pas gâcher son plaisir. Reste maintenant à obtenir une impression. J'achète une première carte pour 1 euros et 2 copies. Une fois la carte introduite, je ne trouve pas de bouton copie sur la machine. Je demande de l'aide mais en l'attendant, je fini par appuyer sur un bouton vert qui lance l'impression. Je récupère une feuille en caractères blanc sur noir peu lisible. Je diminue la luminosité... Ce coup-ci, le cadrage est mauvais et la qualité pas meilleur. Je décide d'aller racheter une carte mais je n'ai plus de monnaie. Je cherche qui va me changer mes pièces de 10 centimes en pièce de 50 et comprends enfin que je peux recharger ma carte. 3 copie pour 50 centimes d'euros. Et je repars vers la machine. L'appariteur arrive et me signale qu'un bouton permet d'inverser le négatif. Il repart et je réessaye une copie : cela ne change rien. Encore un essai et je reperds le cadrage. J'appuie à nouveau sur le petit bouton qui semble transformer le négatif en positif et je tente ma dernière cartouche. Sur l'imprimante quelle n'est pas ma joie de voir une belle copie en caractères noirs sur le fond grisé. La photo  est même presque belle et l'on distingue vaguement la barbiche de Georges Perec face à Jacques Roubaud (de dos) comme à Pearl Harbour.

La bobine repart en arrière à toute vitesse et rejoint sa boite orangée qu"elle avait sans doute quitté pour la première fois et je file vers la sortie pour rejoindre avec mon trophée mon domicile et mes amis.

JEU

Les nouveaux mordus du morpion japonais

L'Express 25-30 Août 1969 Page 39

Article du journal consulté à la bibliothèque Sainte-Geneviève.


Par un matin d'août, d'une exquise suavité, dans le jardin fleuri du moulin d'Andé, en Normandie, les honorables Honinbo Pé-ré-shu et Meijin Ru-bo, assistés du Judan Ru-zo, s'adonnent à leur méditation favorite. Elle consiste à poser alternativement des pions noirs et blancs sur un damier carré et quadrillé : 19 lignes de côté, 361 intersections. Jeu ponctué d'étranges exclamations japonaises : " Atari ", " Ko ", " Shimari ". Deux adversaires face à face, une partie de deux heures, une victoire aux points : le Go fait son entrée en France.
Par la grande porte : celle de la littérature. Pé-ré-shu, c'est le romancier Georges Perec, auteur des " Choses " et de " La Disparition ". Celle des mathématiques : Ru-bo n'est que l'équivalence nippone du mathématicien-poète Jacques Roubaud, talentueux auteur des sonnets d' " Epsilon ". Ru-zo : Pierre Lusson, maître assistant à la faculté des Sciences de Paris. Tous les trois viennent de concocter un " Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go ", paru aux éditions Christian Bourgois. "

Dien Bien Phu. Mais qu'est-ce que le Go? Né en Chine, il y a quelques millénaires, il fut codifié au Japon. Il s'apparente étrangement au jeu du morpion, cher aux lycéens. Il se joue à deux : 180 pions blancs, 181 pions noirs, tous fixes. Le damier n'appartient au départ à personne. Il s'agit de placer ses pions aux intersections, de façon à former un " territoire ". Le gagnant est celui qui aura conquis le plus de surface, sans qu'il soit besoin de capturer le maximum de pions adverses. Guerre de positions : les pions seront d'autant plus forts qu'ils seront connectés, et, partant , imprenables ; d'autant plus fragiles qu'ils seront éloignés de leurs " agglomérations ".

" Dien Bien Phu était, pour  le général Giap, une superbe partie de Go, dit Pérec.

- Comme à Khe Sanh : pions isolés égalent pions morts, ajoute Roubaud.

- Comme à Pearl Harbour : ne jamais concentrer ses forces sans protection suffisante " renchérit Lusson.

Qui joue au Go ? Sept millions de Japonais, dont trois cents professionnels, qui remettent chaque année leur fonction en jeu. Une association toute puissante, la Nihon-Ki-in, publie à Tokyo un organe mensuel, la " Go Review "; 5000 joueurs et 26 Go Clubs aux États-Unis ; des associations dans toute l'Europe, de Londres à Zagreb : le Go est solidement implanté, sauf en France.

" On y vient, dit Pierre Lusson. Les matheux d'abord. Le véritable introducteur du go en France est le Pr Claude Chevalley, l'un des fondateurs du groupe de mathématiciens de l'école dite de Bourbaki. Le psychanalyste Jacques Lacan s'y met aussi. Ce n'est pas étonnant : Freud lui-même jouait au Go..."

Le rappel. Le Go, déclarent ses adeptes, est tout en nuances. Mais eux-mêmes n'en font plus lorsque l'on ose comparer leur exercice favori aux échecs.

" Un jeu minable, dit Perec.

- Décadent, ajoute Roubaud.

- Il n'offre qu'une stratégie unique : mettre le roi en échec, renchérit Lusson. Tandis qu'avec deux bons joueurs de Go, la victoire peut changer de camp à tout moment. "

Pour battre le rappel des fidèles et endoctriner les néophytes, la passion est toujours de mise. A la librairie Le Meilleur des Mondes, rue de Médicis, siège du futur Go Club Parisien, on en est déjà aux stages d'initiation. Remplis d'espoir, Lusson, Perec et Roubaud affirment : " Le jour où l'on aura appris à jouer à un ordinateur, l'ordinateur, croyez-nous, tremblera en jouant. "

A. B.

Note : Ces initiales sont sans doute celles de André BERCOFF

 Dernière mise à jour 29/11/2012

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