1860 : L'amiral 
          Perry, dont la flotte tonne dans la baie de Nagoya, fait trembler dans 
          son palais de pierre et de paille le dernier des Shogun, qui sait que 
          sonne le glas de l'isolationnisme japonais et de la dynastie des Tokugawa.
        1770 : C'est 
          l'apogée de la période classique du go ; le Honimbo, Meijin et Godoroko 
          Satsugen (1733-1788) se rend en grande pompe au temple Jakkoji de Kyoto 
          pour honorer la mémoire du premier Honimbo Sansa et introniser officiellement 
          son successeur, le dixième Honimbo, Retsugen (1750-1808).
        1860 : Commence 
          la fin de la période classique ; les secousses politiques et les circonstances 
          humaines de l'époque vont faire basculer totalement le monde du go.
        En définitive, 
          se plonger dans l'histoire du go au Japon, c'est pour l'Occidental reconstituer 
          un puzzle grâce aux éléments que sont les faits historiques, les faits 
          divers et les faits légendaires d'une fresque dont les thèmes et les 
          motifs sont d'une remarquable stabilité à travers le temps.
        Dans cette fresque, 
          le XIXè est probablement la période la plus fascinante, puisqu'il marque 
          l'apogée de la période classique, son pourrissement et les prémices 
          de l'ère moderne.
        C'est en 1600 
          que commence l'ère classique, quand le premier Shogun Tokugawa décide 
          de repousser l'influence occidentale (commerce et christianisme entre 
          autres) et de réaliser l’unification nationale par la récupération des 
          valeurs traditionnelles chinoises et le renforcement de certaines classes 
          sociales (moines, samouraïs, fonctionnaires ... ). Le jeu de Go va alors 
          devenir l'un des vecteurs idéologiques de cette stratégie, et il sera 
          dès lors indissociablement lié à l'histoire du pays.
        Comment expliquer 
          autrement que par le respect de la tradition la pérennité, du XVIè au 
          XIXè, des quatre mêmes familles ou écoles de Go : Honimbo, Senchi, Inoue 
          et Hayashi ?
        A la fin du XVIIIè, 
          sous l'influence du 9è Honimbo et très ambitieux Satsugen, le clan des 
          Honimbo est redevenu le plus fort après une période noire, bien que 
          les Senchi, qui s'appellent de génération en génération Yasui Senchi, 
          leur donnent une bonne réplique. C'est ainsi que l'on va assister à 
          la rivalité entre le 10è Honimbo Retsugen (1750-1808) d'une part et 
          le 7è Yasui Senchi Sankaku (1775-1832) puis entre le 11è Honimbo Genjo 
          ( 1775-1832) et le 8è Yasui Senchi Chitoku (1776-1838) d'autre part.
        Si Kitani aimait 
          beaucoup les parties inspirées de Yasui Senchi Senkaku, c'est probablement 
          aux Honimbo Genjo et à la clairvoyance de Yasui Senchi Chitoku que l'on 
          doit le décollage théorique du go au début du XIXè. Genjo et Chitoku 
          sont également connus pour leur grande noblesse d'âme, tous deux 8 dan, 
          l'un et l'autre étaient éligibles pour le poste unique de Meijin ou 
          9 dan. N'arrivant pas à se départager après 77 parties, par respect 
          mutuel ils refusèrent le titre. Dans la mythologie du go, Genjo et Chitoku 
          sont surnommés, avec le Honimbo Shuwa et Inoue Genan Inseki, les quatre 
          sages.
        Moins sage et 
          moins scrupuleux fut le Honimbo Jowa, l'héritier de Genjo. Jowa, dont 
          la force de combat sur le goban n'avait d'égale que son habilité diplomatique 
          dans les couloirs du palais, parvint à se faire nommer Meijin en 1831 
          sans même rencontrer ses rivaux d'alors, le vieux Yasui Senchi Chitoku, 
          le chef des Hayashi Genbi et surtout Inoue Genan Inseki. C'est probablement 
          en voulant venger l'affront fait à Inoue Genan Inseki que son successeur 
          désigné joua, à 26 ans, une partie dramatique du 19 au 27 Juillet 1833 
          : se voyant perdu, le jeune Inoue Intetsu s'affaissa en avant, crachant 
          le sang... Il devait décéder quelques jours plus tard.
        En 1837 pourtant, 
          les rivaux du 12è Honimbo purent déjouer les manœuvres de Jowa qui abandonna 
          coup sur coup son titre de Meijin et celui de Honimbo passant le relais 
          au modeste (il était "seulement" 7 dan) Josaku.
        Jowa déchu, Chitoku 
          mort en 1838, Inoue Genan Inseki avait alors toutes les chances de devenir 
          Meijin. Malheureusement pour lui, le clan des Honimbo abat sa dernière 
          carte et demande au Shogun que Genan rencontre le successeur désigné 
          de Josaku, le redoutable Shuwa, qui a 20 ans à l'époque. Par trois fois 
          les deux joueurs se rencontrèrent, et trois fois, Genan, avec Blanc, 
          perd sous le regard moqueur de Jowa qui déclare : "Genan aurait 
          pu être Meijin dommage qu'il soit né au mauvais moment".
        Dommage en effet, 
          car Inoue Genan Inseki (1798-1859) est un personnage bien sympathique. 
          D'origine samouraï, expert en politique, laid mais plein de charme, 
          Genan à le goût des patronymes (il change cinq fois de nom) et des voyages 
          ; c'est ainsi que brisant l'interdit gouvernemental il tente d'aller 
          en Chine où il voulait fonder une école (le go était alors décadent 
          en Chine). Sa tentative échoua à cause d'une tempête et Genan dût se 
          contenter de rester le faire-valoir de Shuwa dont le règne commence.
        Genan écarté, 
          Shuwa (1820-1873), qui n'héritera du titre de Honimbo qu'en 1847 à la 
          mort de Josaku, rencontre et bat régulièrement, grâce à sa supériorité 
          dans le fuseki, les quatre meilleurs joueurs de l'époque Temps (1830-1844): 
          Ito Showa, Ota Yuzo, Yasui Senchi et Sakaguchi Sentoku.
        C'est Yasui Senchi 
          (1810-1858), 9è du nom et successeur de Chitoku, qui donnera le plus 
          de fil à retordre à Shuwa. Il aurait pu être plus fort s'il n'avait 
          eu un penchant assez prononcé pour l'alcool, les femmes et la chanson. 
          Ce type de libertin facilement ivre même la veille des grands matches 
          se rencontre assez fréquemment dans l'histoire du Go. Ce besoin de défoulement 
          et ce goût du plaisir s'expliquent après tout aisément quand on connaît 
          le caractère à la fois exigeant et délectable d'une partie de Go sérieuse.
        Ito Showa (1801-1878) 
          fut à la fois "l'homme d'affaires" et l'adversaire de Shuwa. 
          Mais ce fut aussi l'un des piliers de la famille Honimbo : élève pauvre 
          de Genjo, 11è Honimbo, il est nommé 6 dan par Jowa, 12è Honimbo, 7 dan 
          par Josaku, 13è Honimbo, et devient 8 dan sur ses vieux jours après 
          avoir découvert l'héritier désigné de Shuwa : Shusaku.
        Ota Yuzo (1807-1856), 
          lui, est un élève de la famille Yasui. S'il n'a guère posé de difficultés 
          à Shuwa, il donnera beaucoup plus de fil à retordre à Shusaku en 1853, 
          les deux joueurs s'affrontent en un match de trente parties qu'Ota Yuzo 
          perd honorablement. Bien de sa personne, il faisait figure de play-boy, 
          et c'est parce qu'il ne voulait pas se laisser couper les cheveux, comme 
          le voulait la coutume, qu'il ne joua jamais les fameuses parties de 
          palais devant le Shogun.
        L'époque est 
          véritablement foisonnante de joueurs brillants, car déjà surgit Shusaku 
          (1829-1862). C'est à l'âge de 8 ans que ce dernier est repéré par Ito 
          Showa ; à 9 ans il vient à Edo pour devenir l'élève du 12è Honimbo Jowa 
          et à 11 ans il est déjà 1 dan professionnel. ( L'un des plus remarquables 
          prodiges de l'histoire du go est sûrement Ogawa Doteki, élève du 4è 
          Honimbo et Meijin Dosaku. Doteki est 6 dan à 13 ans et devient le successeur 
          désigné de Dosaku à 15 ans. Il meurt malheureusement à 21 ans).
        1848 est une 
          année forte pour Shusaku : il devient 6 dan, l'héritier désigné de Shuwa 
          qui l'adopte, l'époux de la fille de Jowa, et il joue sa première partie 
          de palais devant le Shogun. Il jouera au total 19 de ces parties, les 
          gagnant toutes, fait unique et prestigieux. Shusaku jouera également 
          27 parties contre son jeune maître Shuwa (ils ont neuf ans de différence) 
          et il les gagnera presque toutes ; il faut toutefois noter que, par 
          respect pour Shuwa, Shusaku jouait toujours avec Noir, ce qui constituait 
          un gros avantage puisqu'il n'y avait alors pas de komi.
        Modèle de dévotion, 
          mari agréable, Shusaku avait un faible très prononcé pour le quartier 
          des geisha. On raconte qu'il fut surpris un petit matin, au sortir d'une 
          de ses nuits blanches, par Shuwa :
        - Où étais-tu 
          ? demanda ce dernier.
          - Oh ! j'ai joué toute la nuit au go.
          - Avec qui?
          - Avec Ota Yuzo.
          - Montre-moi la partie.
        Shusaku montre 
          la partie et Shuwa s'étonne :
        - C'est curieux, 
          je ne reconnais pas le style de Yuzo !
        Shusaku avoue 
          enfin qu'il n'a pas joué mais qu'il a passé du bon temps avec quelques 
          geisha ; il ajoute qu'il n'est pas fait pour devenir un champion et 
          qu'il veut renoncer au Go. Shuwa est d'abord effondré, puis se reprend 
          :
        - Après tout, 
          tu as raison d'en profiter.... mais la prochaine fois fais-moi signe, 
          je viendrai... et peut-être Ito Showa aussi.
        Shusaku aurait 
          eu tort de se priver ; il devait mourir à 33 ans, victime du choléra. 
          Ce n'est qu'à titre posthume qu'il eut l'honneur d'être Honimbo.
        Cette mort annonce 
          le déclin de l'ère classique et, pour Shuwa, la fin de la période faste 
          : il ne parvient pas en effet à se faire nommer Meijin. Le shogunat 
          est en fait confronté à de nombreuses difficultés politiques, et ne 
          s'occupe plus de Go. Autre souci pour Shuwa, son ancien disciple, Muraze 
          Shuho vient de créer une organisation nouvelle qui va à l'encontre des 
          principes classiques et des clans existants.
        En 1868, le Shogun 
          est renversé et une ère nouvelle s'ouvre pour le Japon. Le pouvoir retourne 
          dans les mains de l'empereur, qui fait le ménage dans son palais et 
          coupe les vivres des joueurs de Go. Shuwa mourra cinq ans plus tard, 
          dans la misère, laissant de nombreux fils et disciples.
        Ce sont ses fils 
          : Shuetsu (15è Honimbo), Shugen(16è Honimbo), Shuei (17è et 19è Honimbo) 
          et ses disciples, en particulier Muraze Shuho, fondateur de l'école 
          Hoensha et 18è Honimbo, qui vont marquer la période de transition entre 
          l’ère classique et l'ère moderne (1868-1922).